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NOV 08

Coincés

Je marche en forêt, loin du bruit du monde. L'esprit libre. Presque libre. Une partie de moi s'éveille et s'agite en sourdine. Le week end se termine et je pense soudain à mon premier rendez-vous demain matin : une supervision avec Agathe. Pour la première fois, depuis longtemps, l'appréhension monte quelques heures avant une séance. Mais pourquoi cette inquiétude ?

Agathe s'est installée en indépendante depuis deux ans. La jeune femme m'a sollicité pour « enrichir ses pratiques et affirmer son identité de coach. »

La séance d'avant, il y a un mois, Agathe n'avait pas de demande. Alors, j'ai travaillé avec ce qui était là, sous notre nez : notre relation.
Derrière sa peur de l'imposture, Agathe a besoin de reconnaissance. Un besoin qui semble insatiable et que j'ai confronté : « Comment recevoir des autres ce que vous-même ne vous donnez pas ? ». Nous avons tourné en rond, longtemps. Nous avons cherché « l'air de famille » avec une autre histoire peut-être familière, ailleurs et autrefois. Le besoin du regard du père...
Mon inquiétude fait maintenant place à un malaise : Quel a été l'effet de cette séance pour Agathe ? Qu'apportera-t-elle demain ? Comme si j'avais pris son symptôme : la peur d'être disqualifié, le besoin d'être reconnu !
Je me souviens soudain du cas qu'elle avait apporté la première fois : un client qui la faisait « tourner en bourrique », tantôt disqualifiant, tantôt dans une belle énergie de création avec elle. Nous avions pointé ici une relation parfois « sadomaso ». Et aussi ses résonances, son plaisir jusqu'alors informulé, dans l'une ou l'autre position.
C'est peut-être ce jeu qui s'installe maintenant entre nous. Je me souviens aussi de séances annulées à la dernière minute. Agathe m'a alors appris à facturer toute séance annulée !
Je décide de laisser ici cette Agathe imaginaire ; mes projections et mon ego nourrissent une mémoire ancienne : le jeu de la compétition, les rapports de domination.

« J'ai beaucoup réfléchi à notre dernière séance. Et je m'interroge… ».
En posant ces premiers mots, Agathe détourne son regard. Pourquoi ? Mon appréhension de la veille a disparu. J'ai envie de me laisser surprendre.
Je contemple son visage. Aucun maquillage. Elle m'a confié que c'est « un truc de femmes pour sortir des séances remuantes sans trop de signes extérieurs ». Je me dis que c'est prévoir d'emblée l'épreuve. Alors que la supervision est, pour moi, un espace
ludique de recherche et de création.
Agathe poursuit :
- Vous travaillez trop sur notre relation, dans l'ici-maintenant. Mes clients ne sont pas ici et maintenant !
- Sur quelle situation voulez-vous travailler ?
- J'ai besoin de plus d'apports théoriques et de vos éclairages sur ma pratique.

Je partage ici avec Agathe ce qui, pour moi, est au cœur de notre métier : le coach, avec sa confusion, ses craintes, ses facettes simplement humaines, parfois en écho avec celles du client, le coach est son premier outil !
C'est une « théorie » vivante qui se déconstruit avec chaque client, se co-crée à chaque séance. Un savoir-faire à portée de main de chaque humain.
Agathe semble ailleurs, absente. Je réalise que j'ai déjà partagé cela avec elle. Je reviens sur sa demande :
- Quelle situation apportez-vous ?
Agathe me raconte un séminaire qui s'est « mal passé » la semaine dernière : une demi-journée avec douze commerciaux et leur manager. L'objectif était de clore un programme de team building. Agathe me parle de l'animation qu'elle avait bien préparée mais des retours mitigés de chaque participant en fin de matinée…
Je partage ce qui me vient :
- Une matinée avec douze commerciaux
et leur manager ce serait, pour moi, juste le temps de recréer l'alliance avec chacun.
Agathe réplique du tac au tac :
- Mais l'alliance était déjà créée !
- Nos clients changent au fil des séances et ils peuvent remettre en question l'alliance, à chaque fois.
J'ai voulu ajouter : « comme ici, entre nous. » Mais je reste dans le monde d'Agathe. La jeune femme ajoute :
- J'avais pourtant préparé l'animation en détail avec leur manager !
- Vous avez peut-être pris son symptôme ?
Agathe reste interloquée quelques secondes, puis :
- C'est vrai ! Très vite, je me suis sentie coincée par les questions préparées, par notre fil rouge !
- Coincée avec le manager.
- Et alors !?
- Alors c'est une matière précieuse que vous pourriez nommer. Ça parle peut-être aussi du manager. Et, en tous cas, de votre relation à tous les deux avec son équipe : coincée, mitigée.
- Mais il n'est pas possible de nommer ça ! Pas en live !
- Qui dit ça ?
- Mais c'est moi ! Quelles autres pistes avez-vous ?
- La piste est là, juste devant vous : lever l'interdit qui vous coince.
- Je vous demandais un autre éclairage théorique !
A cet instant, je crois percevoir comme une mise à l'épreuve. Je lâche :
- Je me sens coincé maintenant, moi aussi ! Coincé et impuissant. J'ai pris votre symptôme.
- Mais le symptôme de quoi ?
- Du jeu qui s'installe là-bas avec le manager !
- Et quel est ce jeu ?
- J'hésite entre le besoin de contrôler ou le désir de toute puissance ou autre chose ?
Agathe reste bouche bée un instant puis :
- C'est sans doute les deux ! Mais d'où sortez-vous ça ?
- De ce qui se passe ici entre nous.
- Et que faire de tout ça ?!
- L'accepter, le reconnaître, l'utiliser en le nommant simplement avec votre client.
- Mais comment ?
- Agathe, nous avons dépassé le temps maintenant. Voici un dernier éclairage pour votre team building, en écho avec ce qui se passe entre nous : ce n'était pas une clôture, c'est peut-être le début de votre travail avec le manager…

Je n'ai jamais revu Agathe en supervision. Elle s'était déjà engagée avec un autre superviseur qui était « moins dans l'expérientiel et plus dans les théories et l'apport d'outils ».