- D'accord ! je lui ai dit.
Je lui ai dit ça ce soir-là plutôt à contre-cœur. Parce que lui passer ma vieille 206 pour venir à Paris le lendemain, cette décision-là j'avais l'impression qu'elle me l'arrachait au fond. Parce que je flippe toujours à l'idée qu'on m'arrache quelque chose que je crois précieux.
Depuis, bien sûr, j'ai compris que ça vient de loin tout ça ; de l'époque où les bébés sont "propres à neuf mois" ; performants et dociles, forcés et bien dressés alors.
Le lendemain c'était la grève surprise ; alors, dès huit heures, ce serait le chaos sur les rails et sur la route. Et c'est pour ça, pour la prévenir, que je l'ai appelée ce soir-là. On avait rendez-vous à Paris à 14h00 pour animer un groupe en duo. Mais, manque de pot, c'est le lendemain aussi qu'elle emmenait sa voiture à elle au contrôle technique. C'était la date limite. Il y avait un train à 7h26 mais elle voulait rien savoir. Elle aime pas le train ; et encore moins les jours de grève sauvage.
- Alors tu mettras de l'essence et tu paieras tous tes PV, j'ai ajouté, un peu sèchement et agacé.
Et il y a eu un silence à couper au couteau. Du bout des lèvres, elle m'a dit "merci" et puis elle a raccroché. Il y a eu encore un silence, genre juste après une grenade dégoupillée.
- Vous, vous n'avez pas de détecteur de faux billets ! je lui dis.
- Pourquoi ? Vous voulez me voler ?! elle me lance du tac au tac.
- Non bien sûr ! Enfin, je sais pas trop ?! C'est ce qui m'est venu avant d'entrer ici, quand je préparais l'argent de la séance. Mais j'ai aussitôt chassé cette idée qui m'est tombée dessus !
- Ces pensées qui vous viennent, pourquoi vous les censurez ?
- Parce que j'étais pas encore en séance. Et parce que cette idée-là est folle, je trouve. Vous refiler des faux billets et imaginer que vous n'y verrez que du feu ! Et puis il faudrait que j'en trouve ou que j'en fabrique des faux billets.
- …
Elle dit plus rien. Aujourd'hui elle a démarré sur les chapeaux de roue, je trouve. Et là, elle arrête un instant. Et son invitation à ne pas me censurer avant la séance, c'est bizarre, je me dis. C'est là, avec elle, que je peux me laisser aller sans censure. Si je faisais ça hors d'ici ce serait la fabrique des pensées folles.
- Les psys n'ont pas de détecteur de faux billets ! J'ai pensé que ça pourrait faire un tweet absurde ou énigmatique, sur mon fil. J'ai voulu chasser l'idée parce que je peux pas utiliser ma psychanalyse pour écrire mais c'est revenu dès que je me suis allongé là.
- …
- Parfois j'aimerais bien me tourner vers vous, je lui dis.
- …
- Ça fait plusieurs fois que je pense à ça sans vraiment oser vous le dire. Mais je ne sais pas si c'est possible ou interdit au fond ? Parce que la première fois, quand je me suis allongé là, vous ne m'avez pas donné le mode d'emploi ni les limites.
- …
- Ni après ni jamais d'ailleurs !
- La question c'est pourquoi vous voulez faire ça ? elle me dit, là, derrière moi.
- Je sais pas trop ! Mais vous l'avez peut-être remarqué, je lui dis, en tournant un peu la tête vers elle, parfois j'essaie de tourner un peu la tête vers vous.
- …
- Mais je me tords le cou ! Ça fait mal, alors j'essaie d'arrêter ça.
"Masochisme mortifère ou masochisme gardien de la vie". C'est le nouveau livre qu'elle a posé là, sous mon nez.
- Dites, ce livre-là c'est encore de la provoc, non ? je lui demande.
- …
Et comme d'habitude elle répond pas. Enfin pas maintenant ou pas à ça. Alors je me pose, je m'allonge en silence un instant. C'est plutôt moi qui la provoque au fond et qui cherche la bagarre, je me dis.
- Je crois que j'en ai bien fini aujourd'hui avec ce côté maso, je reprends. Vous vous rappelez "L'énigme du masochisme", ce petit livre bleu que vous aviez aussi posé là le mois dernier, à mon attention peut-être ?
Elle répond toujours pas.
- La semaine dernière, pendant les vacances, je rêvais beaucoup mais au matin je me laissais oublier tous mes rêves, je lui dis.
Et elle, là derrière moi, elle me dit rien. Je continue alors :
- Mais là, je me souviens bien de mon rêve de la nuit d'avant. C'est bizarre, c'est comme si j'avais préparé cette séance de rentrée ?
- …
- Peut-être que je réponds à une injonction de vous, au fond ! Vous apporter mes rêves ?
- …
- Un peu comme l'enfant dressé, forcé, jadis !?
- Si jamais j'avais une intention pour vous, alors vous feriez tout pour vous y soustraire ! elle me lance.
J'éclate de rire.
- Vous connaissez bien l'animal, je lui dis entre deux rires.
Et c'est fou ce fou-rire soudain ; c'est comme si ça me libérait de découvrir qu'elle n'attend rien de moi au fond. Et en même temps, je sais bien que ce n'est pas vraiment de moi dont elle parle là, c'est de la mécanique de l'inconscient.
*
L'énigme du masochisme. C'est un petit livre à la couverture bleue qu'elle a posé là, sur le meuble, tout à côté du divan.
Je l'aperçois en entrant juste à l'instant où je me demande par quoi commencer la séance ce soir : mon voyage en mélancolie du jour d'hier ? Ou la supervision à Paris 2, demain soir ?
Et je me demande si elle a posé ce livre là pour me provoquer. J'ai aperçu le nom de l'auteur : Jacques André. Et je me souviens que j'avais lu un tout autre livre de lui : L'imprévu en séance.
Je m'allonge sur le divan. Et je commence avec tout ça : le titre du livre bleu et mon dilemme de l'instant : la souffrance d'hier ou de demain soir ?!
- Je n'ai vraiment plus envie de me mettre sur le grill à présent, je lui dis. Ni là-bas avec les étudiants ni ailleurs. Mais je n'ai rien préparé pour demain. Je ne sais pas comment faire, j'ajoute.
Silence.
Je marche dans la forêt et là, devant moi, le sentier est soudain coupé.
C'est mon rêve de la nuit d'avant qui me revient soudain ! Comme une autre énigme. Je l'ai écrit au matin pour ne pas le perdre. Alors je lui raconte la suite.
S'il n'y avait pas l'interdit du sexe, murmure-t-elle, je partirais finir ma vie au couvent.
*
Deux détrousseuses de l'aube interceptées en flagrant délit à la station Saint-Georges (ligne 12).
Elles aimaient dérober les rêves des voyageurs qui étaient un instant endormis dans le serpent de fer.
*
À l'Agence Spatiale Européenne, bureaux de verre en rez-de-rue, il y a une femme sortie tout droit d'entre les pages d'un roman japonais. Elle a accroché une carte du ciel sur son mur de verre. Elle reste tard le soir. Son aire de repos du jour. Et quand le vigile a fini sa ronde, elle joue du violoncelle dans la pénombre.
Mais jamais aucune mélodie ne sort de son bocal.
*
Tu entres dans mes rêves
par la porte du jardin.
*
- Dis, quand tu étais enfant ?
- Oui ?
- Tu avais des rêves toi ?
- Oui, je voulais devenir berger
- … !?
- pour fuir le monde d'alors et d'après.
*
Perdu au fond de l'évier
le lézard
patineur désespéré.
★
Il n'y a plus de pluie au Japon
alors le Bureau des Eaux de là-bas
bombarde et ensemence les nuages au iodure d'argent.
★
La Joconde ou des serpents, une tête de mort ou des araignées, le visage du Christ ou une clé de sol… Étranges peintures à l'encre bleu marine et sur la peau des femmes, l'été.
Se souviennent-elles, que plutôt qu'une médaille sainte, perdue hélas au premier grain venu, ce sont les marins de haute mer qui aimaient faire ainsi impression pour conjurer le mauvais sort ?
*
- Alors, plutôt que sauter du haut du toit et dans le vide, tout comme mes frères, moi, je me suis envolé.
- …
- Parce que c'était bien trop dangereux pour moi ce jeu-là, je lui dit.
C'est un bout de mon rêve de la nuit que j'aime lui raconter, là, ce matin. Parce que maintenant, j'aime rêver et me souvenir de mes rêves. Mais elle reste silencieuse.
- Et puis j'aime tellement voler ! j'ajoute alors.
- Comme si vous aviez un pouvoir magique ? elle lâche enfin, là, derrière moi.
- Oui, j'aime croire que j'ai parfois des pouvoirs magiques. Et, comme ça, mes rêves c'est pas des cauchemars !