20
MAI 15

Par surprise

Juste avant de m'allonger, j'observe un instant la prise électrique, là, bien intégrée dans la plinthe tout à côté du divan. Mais elle est déjà utilisée cette prise-là, je me dis. Et puis je ne sais pas trop ce qu'il y a à l'autre bout du fil. C'est sans doute sa lampe halogène, mais il fait encore jour à cette heure et elle ne devrait pas en avoir besoin. Et elle, elle s'est déjà assise, je la regarde par en dessous et elle me regarde, je crois. Elle doit se demander ce que j'attends et je finis par m'allonger.

– Mon mobile est complètement déchargé, je lui dis sans détours. Et tout à l'heure je vais retrouver Eva, près de l'Etoile. Mais j'ai peur de ne pas la retrouver. Ça m'agite, ça me stresse au fond. Et sur le chemin en venant ici, j'ai pensé vous demander de brancher mon portable le temps de la séance. Mais je ne sais pas trop si ça fait ? Ni comment vous allez prendre ça ?

– …
 

Évidemment, elle ne répond pas, là. Des fois, quand je pose des questions comme ça, elle me dit : "Qu'est-ce que vous pensez que je pense ?" Ça ressemble à une pirouette ce genre de question mais pas du tout : ça me permet de découvrir tout ce que je fantasme au fond. Mais là, elle dit rien du tout. Alors je continue, plutôt agité par cette histoire de batterie.

– J'ai vu que vous avez une prise, là, au pied du divan. Vous ne l'utilisez pas. Mais ce serait peut-être un passage à l'acte ? Et c'est agaçant de devoir analyser un truc aussi simple là !

– C'est le sens que ça a pour vous qui est important, elle me dit.

Zut, je me dis, c'est comme si c'était une permission ces mots-là tout d'un coup. J'aurais dû tout simplement lui demander en arrivant.

– Oui, bien sûr, mais ça prend du temps de chercher, d'élaborer ! Et pendant tout ce temps, mon portable ne se recharge pas. Et puis si je trouve là, au beau milieu de la séance, je ne vais pas me relever pour brancher mon mobile, non ? J'ai aussi imaginé demander à la boulangère, juste en face, de pouvoir lui laisser pendant la séance. Et la payer pour ça, si elle en a besoin. Mais je suis arrivé trop juste hélas.

– …

– Et ça me rappelle une coach qui, à peine arrivée à l'atelier l'autre soir, m'a demandé : "André, est-ce que je peux te voler du jus ?" C'était bizarre sa manière de demander. Mais c'était pas vraiment une demande parce que, illico, elle a branché son mobile. J'ai lui ai répété : "Me voler du jus ?!" Mais les coachs ne prennent pas vraiment le temps d'élaborer et elle est passé à autre chose. Mais Karim, qui était là aussi, nous a raconté mine de rien qu'au Japon, il y a un nom pour les voleurs d'électricité. Mais il avait oublié le nom.

– …

Elle dit rien. Alors je continue.

– J'ai aussi imaginé vous prendre par surprise. Parce que, tout au début des séances, quand vous êtes debout, et à la fin aussi je trouve que vous êtes plus vulnérable. Enfin, c'est comme si vous n'aviez plus vos repères. Alors je pourrais manigancer, je me dis. Me la jouer genre plaintif et vous entourlouper. Et je suis sûr que ça marcherait. J'ai vu ma mère faire ça pour obtenir ce qu'elle voulait.

– Me prendre par surprise, elle répète.

Zut ! Ce sont ces mots-là qu'elle reprend, là. Quand je me suis entendu dire ça, à l'instant, je me suis dit c'est connoté ça ! Et à tous les coups elle risque de reprendre ma formule.

– Oui, c'est connoté cette formule-là. Ça m'a échappé. Mais c'est pas du tout ce que vous pensez, là ! je lui dis.

Zut et re-zut, je me dis. C'est une défense ça : c'est de la dénégation. Et là je m'enfonce. Et elle va me dire que c'est peut-être un acte manqué et que j'ai préparé mon coup, inconsciemment, avec mes histoires de boulangère et de prises, mâle et femelle.

C'était hier soir, le tout début de la séance. Après le week-end c'est souvent un peu agité mes séances.
 

***