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JUI 15

Rêve ou cauchemar ?

Et vous vous êtes réveillé alors ? elle me demande.

– Oui, je vous l'ai dit, je lui dis.

– Alors c'est un cauchemar ! elle ajoute.

Ah, d'accord ! je me dis ; et c'est aussi la réponse à une question de la séance d'avant, quand j'évoquais le rêve de Chloé – cette jeune femme que j'accompagne et qui tue sa mère et ses sœurs et puis après se fait tabasser par sa boss en Twingo – pour lui demander si c'était vraiment un cauchemar ça ? Car comédie romantique ou film d'horreur, si le rêve c'est toutes nos pulsions refoulées, qu'est-ce qui fait la différence au fond ? Mais ma psy ne m'avait pas répondu.

Et moi, là, le rêve que je viens de lui raconter, c'est une histoire de meurtre aussi. Des meurtres en série et au couteau. Et puis un suicide après. Ça commence avec un homme qui égorge des curés. Et ça se passe dans le désert. Je sais que ce sont des curés parce qu'ils sont en soutane. Mais l'égorgeur est de la même race que les curés et c'est bizarre, je trouve, qu'il les tue, un par un.

Moi, je suis le dernier du groupe à devoir y passer mais je sens bien au fond que l'homme ne pourra pas m'avoir. Parce que je sais que je peux marchander, négocier avec lui. Alors je commence à lui parler, à parlementer. Et ça marche bien sûr. Alors, lui et moi on se retrouve dans un grand bâtiment administratif, genre mairie. Il se laisse faire et je réussi à le pousser au suicide ! Il se jette du haut d'un grand escalier de marbre. Mais la première volée de marches ne suffit pas, alors je lui dis de recommencer et il tombe encore et il s'écrase enfin tout en bas de l'escalier. Mais, à ce moment-là, un autre homme mystérieux surgit et me demande pourquoi je fais ça ? Hein, pourquoi ?!

Et c'est là que je me suis réveillé.

– Qu'est-ce que ça vous a évoqué ce rêve ? elle me demande.

– Sur le moment, rien du tout, je lui dis. Je me suis réveillé et j'ai écrit ce rêve ce matin parce que je crois que c'est seulement ici, avec vous, que je peux trouver le sens. Je l'ai raconté à Eva au petit-déjeuner et elle a pris peur, je crois. "Heureusement que tu fais des rêves comme ça, elle m'a dit, parce que sinon tu passerais à l'acte". Et pousser un homme au suicide "c'est comme Hannibal lecter", elle a ajouté. Et pourtant elle aussi faisait des rêves comme ça il n'y a pas si longtemps.

– L'analyste ne peut pas analyser un rêve sans les évocations du rêveur, elle reprend.

Elle garde son fil et elle délaisse mon détour par Eva parce que je les mets encore en rivalité toutes les deux. Je sais bien que je fais ça souvent mais je ne peux pas m'en empêcher au fond.

– D'accord, je lui dis. Je vais essayer alors. D'abord, les hommes en soutane, les prêtres, ça m'évoque mon père, bien sûr. Et puis aussi le film "Des hommes et des dieux".

– Vous tuez des pères alors, elle me lance.

– Waouh ! Vous y allez fort. Et je vous vois venir, genre Oedipe encore ! Mais moi, je n'ai jamais eu ce désir-là de tuer mon père. Bien au contraire, je crois.

– Pas consciemment, elle murmure.

– D'accord, c'est peut-être moi cet assassin ! Mais les moines ce sont des frères aussi ! Parricide et fratricide alors ? Tout en même temps !

– …

– Mais je ne comprends pas pourquoi l'homme qui est de la même race et de la même religion que les moines veut les égorger, un par un ?

– Oui, vous insistez beaucoup là-dessus, sur sa peau blanche ; votre mère est d'origine créole, je crois ? elle me dit.

Oulala ! Ca m'étonne toujours quand elle reprend des détails comme ça de mon histoire intime. Et je n'avais pas vu ça. Et maintenant je sais bien que, dans les rêves, un homme peut cacher une femme et vice versa et aussi que je suis tous les personnages à la fois.

– Oui, c'est vrai qu'elle a la peau blanche et plein de tâches de rousseur ! Mais elle a deux sœurs très typées, genre métisses, comme sa mère. Mais elle a toujours revendiqué sa différence, comme si elle était d'une autre lignée, "plus pure". Et c'est ce rejet-là qui, je crois, m'a donné le goût de l'étrangère, du métissé au fond.

– …

– Mais si ce tueur c'est ma mère aussi, pourquoi ai-je la certitude que je pourrais lui échapper ?

– Vous m'avez dit que étiez toujours épargné des châtiments infligés à vos frères, je crois ?

– Oui ! Mais sinon, je savais bien au fond que je pouvais toujours m'en sortir par l'entourloupe et la ruse. J'ai découvert ça, ici, quand j'avais imaginé vous refiler des faux billets et que vous n'y verriez que du feu alors ! Mais dans le rêve, là, je vais très loin en la poussant au suicide et c'est ça qui me sauve. Mais pourquoi cet autre homme, si mystérieux, apparaît à la fin du rêve ? Et pourquoi ça me réveille alors ?

– À qui vous fait penser cet homme-là ?

– À un opéra de Mozart : Don Giovanni. Il y a un homme qui apparaît comme ça à la fin ; le Commandeur, je crois. Et il vient pour juger. Mais moi, je n'ai pas à être jugé pour celui ou celle que je pousse au suicide alors qu'il a égorgé tous les prêtres, non ?

– …

Elle ne dit rien là et je réalise que je lui demande son jugement à elle aussi. J'essaie de me départir de ce besoin-là en ce moment mais ça vient de tellement loin. Alors je continue.

– Mais quand j'y pense, il ne me juge pas vraiment au fond ; il me pose juste des questions qui m'obligent à me confronter ! Un peu comme vous ici d'ailleurs.

On a continué comme ça ; enfin, pas tout à fait comme ça parce que, comme à la fin du rêve, ça devenait vraiment difficile pour moi de me confronter à mes désirs enfouis les plus noirs. Alors, j'ai voulu changer de sujet mais, mine de rien, je revenais encore à la position du père, au père que je suis pour mes enfants ; ils sont aujourd'hui adultes et je voudrais tellement leur apporter ce que j'aurais aimé avoir à l'âge qu'ils ont. Mais c'est bien trop surchargé de mes manques alors. 

Et puis au moment de payer, je lui ai parlé encore un instant. Et c'était la première fois que j'osais lui dire quelques mots une fois debout :

– Quand j'ai préparé l'argent de la séance avant d'entrer, il y avait un billet qui m'a semblé un peu louche, il était peut-être un peu faux je me suis dit, alors je l'ai changé.

Elle a sourit. C'était la dernière séance avant les vacances.

***