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MAI 16

Un sandwich pour l'ambassadeur

L'autre matin, il était tôt, j'étais bien à jeun et alors je suis passé chez les vampires. Comme ça, sans rendez-vous. C'est à deux pas de l'Atelier et c'était pas pour donner mon sang. Non, j'avais une ordonnance avec plein de sigles et de consignes parce que je dois faire pas mal d'analyses en ce moment au laboratoire d'analyses médicales.

Ma psy m'embête un peu avec ça, elle dit que je veux peut-être "ajouter des analyses à mon analyse", alors je souris un instant parce que ça me décale et ça fait tomber mon angoisse, mais elle ne fait pas ça pour ça, je crois. (Et je parle encore d'elle, là, mais juste entre parenthèses parce que ce que j'écris maintenant, ça sort pas de là-bas. Oui, je crois que je n'ai plus besoin d'écrire sur le divan ou sur l'intimité du coaching. Et là c'est un peu la suite de "Plein de particules", l'histoire de la semaine dernière).

Et donc ce matin-là, une fois tout le sang laissé dans les fioles du labo – en fait, j'ai vérifié, ça s'appelle Laboratoire de Biologie Médicale et pas d'analyses , juste après donc, je me suis offert un café-croissant-jus d'oranges pressées.

Et c'est la première fois que je faisais ça. C'était au Café Matisse. J'étais tout seul, avec le soleil du matin dans la salle du bar. Il y avait la patronne dans sa cuisine qui pétrissait et puis étalait la pâte pour les tartes salées du jour. Et la jeune femme qui sert d'habitude mais qui, là, était sous le bar, enfin dans la cave. Elle est remontée par un petit escalier avec un cageot rempli de laitues, de tomates, d'épinards, de fromage de chèvre et d'oranges pour les tartes de la patronne (enfin, les oranges c'était pas pour la patronne c'était pour les presser). 
Et moi, ce matin-là j'ai aimé prendre le temps. C'était bien ce moment-là après le don du sang.

Et, là, maintenant, je me dis que c'était pas vraiment la première fois. Oui, je me souviens que même si c'était pas du tout la même ambiance que dans le café, mais alors vraiment pas, quand j'étais ado, il y avait un camion qui passait dans mon village pour ramasser du sang – pour le don du sang, je veux dire. C'était tous les deux ou trois mois, je crois, et le camion se garait dans la cour de la mairie sur le gravier, sous les tilleuls. Il y avait des infirmiers dedans qui attendaient les donneurs du village. Et dans notre famille nombreuse, c'est moi qui m'y collait, genre "c'est important et c'est bien de donner son sang !" et moi alors je faisais le garçon modèle.

Je crois que ma mère a fait ça aussi au tout début, une ou deux fois (comme pour la messe du dimanche d'ailleurs). Mais après c'était toujours moi, comme si j'étais l'ambassadeur de la famille pour faire genre famille bien sous tous rapports, avec les rituels sociaux de l'époque : aller au catéchisme, à la messe, faire des études, aller à l'armée, etc, etc.

J'aime pas du tout repenser à ce côté-là de moi, enfant sage, exemplaire et bien soumis alors. Je crois que j'aurais préféré être tout le contraire, révolté, insolent et un peu voyou. Mais cette place-là était déjà prise par mon grand frère. Et j'ai bien vu que ça a mal tourné pour lui alors. Oui, par exemple, il a été mis aux Orphelins Apprentis d'Auteuil, une pension dirigée par un curé, alors qu'il était pas du tout orphelin et je ne crois pas qu'il croyait en Dieu (mon frère aîné, pas le curé). Mais, comme ça, il était aussi un ambassadeur de notre famille, pour la partie trouble et taboue.

Oui, parce que dans nos veines, il y a un mélange de sang bleu et de sang noir, une famille noble d'un côté et paysanne de l'autre, et puis aussi quand on remonte dans le temps, mais pas forcément très loin, des maîtres et des esclaves (et c'est peut-être pour ça qu'après les Orphelins Apprentis mon grand frère a travaillé un moment "à la chaîne"). Et puis surtout, du côté de la religion, d'autres alliances interdites et très secrètes alors. Et c'est pour ça, heureusement, que je n'ai pas fait enfant de coeur.

Et donc moi, j'avais ma carte de donneur de sang avec mon groupe sanguin écrit dessus (aujourd'hui, je l'ai oublié). Et puis une fois la poche en plastique bien remplie de mon sang, il y avait en échange un sandwich jambon-beurre. J'arrive pas du tout à retrouver le goût de ça et c'est peut-être que ça n'avait pas vraiment de goût. Et c'est bizarre parce que le camion des vampires passait en fin d'après-midi, à l'heure du goûter donc. Et moi, là, je me dis que j'aurais préféré du pain beurré tout simplement et un lait grenadine. Oui, comme un quatre-heures pour les enfants.
Mais je n'étais plus un enfant et il n'y avait pas d'autres enfants dans le camion de ramassage. Et finalement, je ne crois pas que le sandwich était en échange du sang, c'était pas du tout du troc comme le présentait ma mère je crois, non c'était pour se recharger en globules rouges et éviter de tomber dans les pommes juste après.

Et là, soudain, je me souviens que mon petit frère a eu un problème avec le sang pendant un bon moment de son enfance : il avait trop de globules rouges ou pas assez de globules blancs, je ne sais plus trop, mais comme ça il n'était pas obligé de donner son sang. Et j'avais peur pour lui au fond.

Et l'autre matin, au laboratoire de biologie, quand l'infirmière m'a piqué la veine et quand le sang a giclé, j'ai regardé. C'était la première fois que j'osais faire ça. Je n'avais pas trop peur. Et il est ni bleu ni noir mon sang.

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