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DéC 16

Jeux en société

Je ne sais plus trop pourquoi mais, un beau jour, les choses ont fini par mal tourner avec Anastasia D. Oui, ça faisait presque deux années que je venais, comme ça, un jour ou l'autre de la semaine. J'avais travaillé sur une idée de carte orange pour Lille et sa région et puis sur un système de transport pour les personnes handicapées à Amiens. Et c'était surtout les sondages qui tournaient bien. Le développeur de QUESTIONS ® se régalait avec moi parce que je forçais un peu trop son logiciel, alors ça buggait et ça l'obligeait à ne rien laisser au hasard. C'est comme si je voulais toujours pousser les choses à bout. Et, surtout les gens derrière les choses. C'était même une forme de bagarre avec lui, mais ça ne le gênait pas, bien au contraire. Il augmentait ainsi la résistance de son logiciel et il ajoutait des subtilités inimaginables auparavant.

Et tout ça me revient aujourd'hui sous le signe de la bagarre alors que je m'étais toujours raconté cette histoire-là sur un mode glamour, genre premières découvertes et créations en entreprise.

Et donc l'informatique était un peu un sport de combat et c'était comme les jeux de société avec mes frères : la bataille navale ou le mikado, les dames ou les cartes (la bataille encore). Et ces jeux-là, à deux ou à plusieurs, ça finissaient toujours mal à l'époque.

L'autre jour, j'ai cherché des traces de cet informaticien-là sur Google. Il semble aller bien et son logiciel aussi. L'Oréal a acheté plein de licences pour son service Études.
J'ai aussi voulu savoir si Hugues O était toujours avec sa mère. Il continue de travailler sur les problèmes de mobilité avec un projet de "ligne virtuelle de covoiturage". Comme s'il avait réussi un métissage entre le côté individualiste des gens et leur capacité à partager leur voiture (même si c'est plutôt pour de l'argent que pour la compagnie du prochain). Et il garde ici le côté communiste, enfin collectif, en reliant ces initiatives pour faire genre transport en commun.

Mais ça c'est aujourd'hui. À l'époque d'Anastasia D, ce qui m'intéressait c'était ce qui se tramait dans les coulisses, et surtout ce qui allait de travers. Linda, la jeune sociologue, se bagarrait pas mal avec Anastasia. Et pareil pour la secrétaire. L'une et l'autre me racontaient en catimini leurs misères et leur rage. J'aimais beaucoup être dans la confidence de leurs guerres intimes. Oui, j'étais un peu comme un prêtre, mais sans confessionnal (ça c'était un fantasme que je fabriquais sur le dos de mon père, enfin sur ce que j'imaginais de sa vie d'avant). Mais tout ça n'était pas très catholique. Non, je n'avais pas de morale ni d'antidote, genre des prières pour apaiser les maux de ces femmes.
Et j'en rajoutais même pour envenimer un peu les conflits, pour aller au bout des choses là aussi. Ainsi Linda voulait engager une procédure avec les prud'hommes et moi j'aimais bien l'encourager.

Aujourd'hui j'ai oublié pourquoi ces femmes se battaient. Ça me faisait penser à ma mère et ma grande sœur quand elles étaient ensemble. Et B aussi me racontait comment elle se bagarrait avec sa chef, sa directrice de thèse. Peut-être que toutes ces jeunes femmes avaient aussi des soucis avec leur mère. Et alors la chef était un détour pour régler leurs comptes, pour tenter de s'arracher de la mère.
En tous cas, sans faire de sondages ni d'analyses multifactorielles, je voyais bien que l'entreprise était propice pour jouer plein de passions personnelles. Un jeu de société pour adultes, mais avec des histoires d'enfance.

Et je ne sais plus comment tout ça a fini pour elles. Pour moi, comme les analyses dopaient l'activité du cabinet, j'étais monté au créneau pour demander une augmentation de salaire à Anastasia D. Le montant n'était pas important et ma demande était plutôt symbolique mais ça la rendait complètement folle. Là aussi, c'était comme ma mère avec les histoires d'argent. Et c'est peut-être ça que je cherchais au fond : faire sortir cette femme-là de ses gonds. Un peu comme l'aiguille de bureau que j'avais glissée dans la miche de pain quand j'étais enfant. Et même si là j'étais frustré par le refus d'Anastasia, j'avais visé juste.
Et puis j'avais un autre coup en réserve. Oui, elle avait mis une clause de non-concurrence dans mon contrat de travail. Moi, je n'avais pas du tout envie de lui faire un enfant dans le dos, enfin de faire des statistiques toute ma vie, avec elle ou chez un concurrent. Et je trouvais cette loi-là un peu folle, surtout pour une communiste. C'était aussi une manière de m'attacher ou de me tenir en laisse, comme un chien. Alors j'avais mené l'enquête à la bibliothèque de la fac et j'avais découvert que ce genre de clause était réservée aux coiffeurs. Plusieurs cas de jurisprudence montraient que c'était abusif aussi.
Alors un matin je suis allé voir Anastasia dans son bureau. Je me souviens que c'était la dernière pièce tout au fond, au bout du long couloir de l'appartement. Cette femme-là n'était pas du tout maigre et elle me faisait penser à une ogresse alors. Et donc j'avais un peu peur d'elle quand même (là, c'était une angoisse d'enfant, genre le fantasme d'être mangé par la méchante mère). Je lui ai expliqué que si jamais je partais, sa clause de non-concurrence était abusive et caduque. Elle n'a pas du tout aimé. Et alors elle m'a balancé une expression populaire : « Si on vous pressait le nez, il en sortirait du lait ! »
Je ne connaissais pas encore cette formule-là mais, à force de la fréquenter, je comprenais ses expressions, je parlais un peu sa langue à présent. Enfin là, sur le coup, j'ai cru que j'avais un bouton d'acné sur mon nez. Mais non, je lui faisais face et elle alors me ramenait à une place d'enfant. J'ai pensé à son fils dans la pièce d'à côté qui, malgré ses trente ans révolus, était toujours dans son giron. Et peut-être qu'elle avait encore envie de l'allaiter.
Évidemment, je ne lui ai pas dit tout ça. Je n'ai pas rué dans les brancards. J'ai démissionné.
Je terminais mes études à la fac et mon prof d'économie industrielle – oui, celui qui m'avait mis en relation avec elle –, me proposait de rejoindre son cabinet de conseil. Je ne sais pas trop qu'elle était sa relation avec Anastasia mais peut-être qu'il m'avait mis en observation chez elle.

Et avec B, on cherchait à quitter la chambre de bonne sous les toits. Oui, elle attendait un bébé.

*** 

A suivre

FAIS LE BEAU, ATTAQUE ! – Autofiction en écriture

Et l'épisode précédent : Des liens avec l'envers des choses