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MAI 17

Les antécédents familiaux

"Et pourquoi tu ne prends pas un amant ?" C'est sa mère qui lui a proposé ça l'autre jour. Elle raconte ça à sa copine tout à côté d'elle, en terrasse. L'une blonde, l'autre brune, plutôt chics en apparence, elles se partagent une planche mixte, cochonnailles et fromages, et un pochon de rouge. Et moi je suis à deux tables de là, Grimbergen et cacahuètes.

J'aime bien me poser là, des fois, pour écrire. C'est juste derrière l'UNESCO et c'est calme d'habitude. Et là, j'ai envie d'écrire sur un moment un peu fou, l'autre soir, avec ma psy quand j'avais un couteau dans ma musette. J'ai pourtant décidé de ne plus écrire sur mes séances parce que je sens bien que ça interfère avec l'analyse. Enfin c'est une forme de répétition, je rejoue l'enfant qui fait son malin, qui veut se donner à voir, par l'écriture. Et puis, comme je lâche un peu les défenses, ça paraît de plus en plus fou mes séances. Ma psy m'a demandé si j'espérais être compris en publiant mes histoires comme ça, sur mon blog. Et ça m'a un peu calmé sa question parce que, non, évidemment c'est incompréhensible tout ça.

Mais j'ai aussi arrêté mon autofiction – Fais le beau, Attaque ! , parce que ce n'est pas du tout une fiction finalement et c'est attaquant, très blessant, pour ceux qui sont dans mon histoire. Mais l'écriture est une drogue pour moi et l'histoire de l'autre soir ce n'était pas vraiment pendant la séance, non c'était juste devant sa porte, alors ce n'est pas trop gênant, je pense. 

Je regarde un instant à la table d'à-côté celle qui devrait prendre un amant – la brune je crois –, elle ferait mieux de prendre un psy, je me dis. Surtout si c'est un fantasme de sa mère. L'instant d'avant, la blonde parlait de maladies et d'antécédents familiaux et ça m'a fait penser que même si l'amour, ce n'est pas vraiment une maladie, on a tous des antécédents de ce côté-là aussi. Oui, la manière si particulière que l'on a de tomber en amour et puis alors de se coller, s'entrelacer, se chercher, ou de se chipouiller, bouder, attaquer et même parfois de s’entre-tuer (enfin, là, c'est plutôt une image c'est pas la peine de passer à l'acte), donc tout ça ressemble tellement à ce qui se passait sous notre nez ou dans la chambre des parents, enfin à ce qu'on imaginait des ébats ou des combats de ces deux-là. Et comme ce n'est pas génétique l'amour, c'est juste un copié-collé plus ou moins subtil, si on veut un peu changer l'histoire, c'est important de remonter aux antécédents familiaux.
Et je reviens à mon histoire. Donc l'autre soir, j'avais un couteau dans ma musette et au moment d'entrer, je ne sais pas trop comment – sans doute en rangeant mon mobile ou en préparant l'argent de la séance –, le couteau est tombé sur le sol. Je n'ai pas du tout envie de la tuer ma psy, enfin pas consciemment, mais c'était comme un acte manqué.
"La même chose, s'il vous plaît." La blonde d'à-côté commande un autre pochon, un côtes-du-ventoux. Et maintenant la brune raconte ses prochaines vacances d'été. Trois semaines en août, sur le mode repas en famille et picole, avec la belle-mère, le beau-frère, les enfants – non, les enfants ne picolent pas, pas encore –, et tous les repas qui s'étirent ainsi jusque tard, l'après-midi et le soir. C'est comme ça chaque année. Elle n'en peut plus. Elle n'est même pas partie qu'elle a déjà hâte de rentrer, reprendre les déplacements d'affaires et l'hôtel, parce que là au moins elle ne fait plus à manger et on la sert. Mais pourquoi tu n'essaies pas de changer les choses ? lui demande sa copine. Je tends l'oreille mais ce n'est pas très clair sa réponse comme si elle préférait cette vie-là au fond et puis continuer de se plaindre. Là aussi, il doit y avoir plein d'antécédents familiaux. Mais les gens préfèrent répéter leur histoire et aller chez le médecin. 
Je reprends le fil de mon histoire de couteau. C'était un couteau à huîtres que j'avais à l'atelier. Mais je ne mange plus du tout d'huîtres à Paris, alors je le ramenais à la campagne.
Il a une lame très courte et un bout rond ce couteau-là pour éviter de se blesser et donc ce n'était pas vraiment dangereux. Mais en le ramassant j'ai aussitôt pensé à ce roman de Julia Deck 
– Viviane Elisabeth Fauville , où une patiente est soupçonnée d'avoir assassiné son psychanalyste avec un couteau (un couteau de marque Henckels Zwilling et dont la lame, d'une géométrie unique, offre une stabilité optimale et permet une coupe aisée). Coup de folie passager ? Vengeance ? Étape ultime du transfert ? Pas si simple !

Et une fois sur le divan j'ai raconté ça à ma psy mais elle n'a absolument rien dit. Pourtant les huîtres, le couteau, c'était plein de signifiants je trouve. Mais ça a fait un flop ! Alors c'était peut-être ça mon acte manqué : trouver un nouveau truc, un peu sensationnel, que je pourrais ensuite écrire et publier, une manière de me donner à voir encore, avec les mots. Et puis j'ai repris le fil de mon histoire et j'ai bien vu à qui je voulais m'en prendre, encore.

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