L'autre matin, à l'entrée de la forêt domaniale de Soucy et Voisines, là où je prends le sentier sauvage pour aller courir, il y avait sur la terre deux gros morceaux de viande. Ils étaient bien découpés, en carré, comme sur l'étale du boucher. Je m'attendais à voir plein de sang autour – je ne sais pas trop pourquoi j'ai eu cette pensée-là –, mais ça ne saignait pas du tout. C'était un peu comme des rillons de Touraine mais, là, c'était tout cru mais pas saignant donc. A cause du froid peut-être. Inquiet, j'ai regardé par derrière, à droite, à gauche, et j'ai aperçu sur le talus, un autre morceau de viande beaucoup plus gros avec un os. Pas de sang non plus. C'était comme un jeu de piste. Alors pour en savoir plus, mais de plus en plus inquiet, j'ai grimpé sur le bord du chemin, ça dérapait parce qu'il pleuvait depuis des jours et des nuits, j'ai glissé dans la gadoue, je me suis accroché aux branches et, de l'autre côté du talus, il y avait une carcasse découpée, exactement comme celles que le boucher suspend à des crochets dans sa chambre froide.
J'ai imaginé que c'était un animal. Oui, un mouton que le berger du coin aurait déposé là, juste à l'entrée du bois. Une bête malade peut-être et impropre à la consommation alors. Ou bien un cochon que le fermier d'à-côté élève en cachette au fond de sa cour. Ou encore un chevreuil que les chasseurs auraient voulu se partager sur le vif. Mais, même si ce sentier-là est l'endroit d'où partent et reviennent les chasseurs pour leurs battues, j'ai bien vu que toutes mes histoires ne tenaient pas debout. Le fermier avait tué son cochon avant les fêtes et il nous avait donné un peu de boudin pour goûter. Pour le mouton je ne sais pas trop ? Non, tout ça c'était pour essayer de me rassurer, pour leurrer mon inconscient, parce que j'avais une autre pensée qui pulsait par derrière. Je pense souvent à ça quand je pars dans la forêt. Oui, j'imagine toujours que je vais découvrir une scène de crime. Et, là, peut-être que c'était le corps d'un homme ou d'une femme.
Non, à y regarder de plus près c'était plutôt la taille d'un enfant. Alors il y avait sans doute un psychopathe caché à quelques mètres qui m'observait derrière un arbre. Et maintenant ça allait être mon tour. J'allais finir comme ça, découpé en morceau au bord d'un chemin aussi. Il paraît qu'au moment de mourir notre vie défile à toute vitesse devant nos yeux. Je ne sais pas dans quel sens ça défile mais, là, j'ai d'abord pensé au roman que j'aime beaucoup lire en ce moment : "Je m'en vais". C'est de Jean Echenoz, un auteur que je ne connaissais pas encore. J'aime tellement que je voudrais lire tous ses livres maintenant. Ce n'est pas vraiment un polar mais, à un moment, un homme en tue un autre en l'enfermant dans un camion frigorifique à – 18° C. Et il y a plein de jolies femmes aussi qui traversent le livre. Je me suis alors souvenu que, dans mon enfance, on traversait parfois une forêt en voiture. C'était le week-end quand mes parents allaient voir leur ami le chasseur et sa femme dans la campagne près d'Elancourt. À chaque fois, ma mère parlait à mon père d'un enfant qui avait été assassiné par ici, enfin dans le bois de Fausses-Reposes (c'est le nom de la forêt domaniale que j'avais oublié). On avait retrouvé le corps de l'enfant dans les sous bois. Et c'est donc sans doute pour ça, pour me faire une idée, que je cherche toujours des scènes de meurtre dans la forêt. Là, je me suis dit qu'il faudrait peut-être que je prévienne la maréchaussée mais la ville est à plus de quinze kilomètres. Et puis avec toutes les traces que j'avais laissées dans la boue, je devrais prouver que je n'étais pas le meurtrier.
Et ma vie a continué de défiler dans ma tête. J'ai repensé à une balade que j'avais faite avec Eva il y a quelques années dans cette forêt. Je m'en rappelle bien parce que j'avais aimé écrire cet instant-là.
Ce jour-là elle avait enfilé une robe de laine, des collants couleur spirituelle et des derby encore crottés de la gadoue de la balade d'avant. Et puis, au bout du soleil, elle m'a demandé :
– Dis, tu m'emmènes en forêt ?
J'ai pris ma vieille voiture et je l'ai emmenée là où ça ressemble un peu à la savane et où le soleil caresse la pointe des fougères. On a marché au milieu des sentiers creux.
– J'aimerais voir les chevreuils, elle m'a dit.
Mais c'était encore la saison de la chasse, alors les chevreuils ils s'échappent et ils se cachent là-bas dans la forêt blonde.
On a continué main dans la main. Et puis, entre les chênes et les châtaigniers, on a aperçu d'immenses trous étranges.
– Ça doit être des trous de bombes, j'ai dit.
– Mais pourquoi tu vois la guerre partout ?
Je n'ai pas répondu à ça parce que c'est toujours comme ça que je vois le monde. Et pour avoir la paix entre nous, elle et moi on a décidé que ça je le voyais avec ma psy.
– Non, c'est simplement la forêt qui vit et qui parfois s'affaisse comme ça, elle a ajouté.
Elle, quoi qu'il arrive, elle se met ainsi du côté de la vie. On s'est quand même approché au bord d'un grand trou pour voir. Mais avec toute la pluie qui était tombée les jours d'avant là aussi, ça faisait comme une mare au fond. Des acacias avaient poussé et elle et moi on était à la hauteur de leur cime, comme sur la canopée.
Il n'y a peut-être pas eu la guerre dans cette forêt, mais c'est là que j'aurais pu la faire disparaître quand, quelques mois plus tôt, j'avais bien envie de la tuer, je me suis dit. Oui, je pensais souvent à ça parce que juste un regard ou un mot d'elle, un geste ou un silence venaient parfois dégoupiller une vieille grenade que j'avais enfouie au fond de moi. J'avais aussi cet effet-là sur elle mais on ne pouvait jamais savoir qui avait commencé.
Plus tard, j'ai voulu savoir pour les trous de bombe. J'ai demandé à Google et il y avait bien eu la guerre par ici. Deux avions de chasse allemands, des Messerschmitt BF109 avaient été abattus par la DCA. L'un s'est écrasé dans la forêt de Soucy et l'autre à Voisines.
Là, j'ai redescendu le talus et je suis parti courir avec la peur au ventre et plein d'autres histoires dans ma tête.
J'ai pensé à la rumeur qui avait rodé autour de la naissance de ma sœur. Oui, comme elle était « l'enfant du diable », enfin du péché, elle aurait pu finir dans une ravine. Il paraît que c'était une pratique à la Réunion pour les enfants non désirés. Je me suis demandé si c'était le père ou la mère qui faisait ça. Ou bien les deux ensemble. Et, les morceaux, là, ils n'étaient pas vraiment sur le talus, ils étaient dans un fossé qui était comme une ravine.
– Le corps sur le sol, vous imaginez que c'était un homme ou une femme ?
C'est fou, ce n'est pas la police qui m'a posé cette question, c'est ma psy l'autre soir quand je lui ai raconté cette histoire dans la forêt de Soucy. Même si la scène de crime ça changeait peut-être de « la scène primitive », je ne pensais pas lui parler de tout ça parce que j'avais commencé à écrire cette histoire-là et je ne voulais pas mélanger avec le divan. Mais quand je suis entré je lui ai dit « Je n'ai rien prémédité ce soir ». Je voulais dire que contrairement à d'habitude, à mon besoin de contrôler, je n'avais rien programmé ce soir-là. Elle a répété ce mot prémédité avec un point d'interrogation, j'ai pensé à la méditation mais elle a ajouté que ça lui faisait penser à un crime. Et avec sa question sur l'homme ou la femme dans le ravin, j'ai bien vu qu'elle pensait que je pouvais être le meurtrier, enfin comme dans un rêve quand tout se cache et se déplace, quand tout se condense ou se retourne, le cru et le saignant, l'homme et l'enfant, la victime et l'assassin… Il y a ça aussi dans le roman de Jean Echenoz : le voleur est volé, l'escroqué devient escroc…
Juste avant de partir, quand j'ai laissé l'argent sur la table, j'ai demandé à ma psy si elle n'avait pas trop peur de moi ? C'était la première fois que je lui parlais comme ça, hors du divan je veux dire. Elle n'a pas répondu. Une fois dehors, je me suis souvenu de la séance quand j'étais venu avec un couteau à huîtres au fond de ma besace, comme pour la tuer peut-être. « Vous n'êtes pas obligé de faire tout ce que vous imaginez » elle m'avait dit.
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Photo : Bois de St-Paul. Acrylique et fusain sur toile. 2009. Robert Delafosse.
Et j'aurais aimé faire une note de blog sur le roman de Jean Echenoz, mais avec toutes ces histoires, je n'ai pas le temps, alors vous pouvez aller voir un instant par là : « Je m'en vais ».