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FéV 18

Les dessous du coaching

Ce titre-là, « Les dessous du coaching », c'est le titre que j'ai choisi pour apporter une touche personnelle à l'ouvrage écrit cet été avec Eva : « Érotiser l'entreprise - Pour des rapports professionnels sans complexes ». Une trentaine de pages, plutôt intimes et au beau milieu du livre, parce que j'aime bien regarder les choses par en-dessous. C'est une déformation de l'enfance. Oui, les gens parlent de "déformation professionnelle" quand ils font des manières, mais ça vient d'avant toutes nos manières de voir et de faire.

Trente pages donc, sur ce qui se trame sur la scène de l'inconscient et dans l'entreprise. Entre pulsions, fantasmes et névroses. Et pour éclairer un peu tout ça, j'ai aimé relier les points entre coté fauteuil et coté divan : les séances quand j'accompagne et puis mon travail en psychanalyse. Jeux de transfert et de contre-transfert. Avec aussi des balades à la campagne quand je fais des détours en Simca. Les ricochets du passé vers aujourd'hui. 

Extraits.

Les dessous du coaching

Marie-Eve

Une fois assise sur le bord du fauteuil, forcément, votre jupe – une jupe bleue marine qui pourrait être plissée –, remonte un peu et découvre la rondeur de vos genoux. Alors, en même temps que vous parlez, vous tirez sur le tissu et vous croisez vos jambes. Sans vraiment y penser peut-être. Mais rien n'y fait. Comme un acte manqué à chaque fois. Vous décroisez les jambes et ça vous découvre davantage.

Et moi, devant vous, je ne regarde ni vos genoux ni vos jambes. Non, je vous imagine un instant, lorsque vous étiez en jupe plissée bleue marine dans les écoles maternelles et enfantines. Oui, parce que vous venez ici pour aller de l'avant mais cette envie-là ramène souvent à comme avant.

Il y a bien des années, ce genre de face-à-face en huis-clos avec une femme me troublait autant que je le recherchais. Mais, à l'école des coachs, le prof avait dit : "Mettez-vous plutôt à 45 degrés !" "Oui, quand vous coachez, évitez le face-à-face parce que ça renvoie soit au plus intime soit au duel", il avait expliqué. Je ne connaissais pas encore les jeux de transfert, l'élan plus ou moins conscient pour un baiser ou une gifle en séance, je confondais sexualité infantile et sexualité adulte parce que ça se mélange toujours au fond. Et puis, tout ça n'avait pas cours dans les écoles des coachs. Mais ça m'avait beaucoup intrigué cette façon de voir parce que je sentais bien que, quelques degrés de plus ou de moins, à angle droit ou de travers, cela ne changeait rien aux histoires qui se tramaient en coulisses.

Et là, vous me parlez de K, votre boss, une femme de votre âge, quarante ans bientôt. Vous dites qu'elle ne vous challenge pas, pas assez et même pas du tout. Non, elle vous apprécie comme vous êtes. Et dans son codir, parmi vos collègues donc, vous êtes sa confidente. Vous aimez bien cette place-là, privilégiée, mais pour vous sentir en tension, pour vous surpasser, vous avez toujours besoin de défis. Vous avez ça dans le sang.

Là, j'ai envie de vous challenger un instant, de vous emmener ailleurs – enfin, dans un coin de votre mémoire –, pour vous rappeler que tout ça n'est pas une histoire de sang. Non, parce que vous m'aviez raconté que votre mère faisait ça aussi avec vous, elle vous lançait des défis, toujours. Pour devenir enfant modèle d'abord et puis après aussi, pour choisir et réussir vos études. Parfois enragée, souvent démunie, vous avez traversé les épreuves. Et c'est comme ça, c'est pour ça, que vous êtes devenue ingénieur. Alors je vous laisse dire.

Vous dites que vos autres managers, avant K, ont toujours fait ça avec vous. Hommes ou femmes ? je vous demande parce que je me demande un instant ce que faisait votre père dans votre histoire. Oui, les hommes comme les femmes ! Et donc c'est comme ça, c'est pour ça que depuis peu, vous êtes devenue manager d'une équipe à votre tour. Et, là maintenant, vous vous enfoncez tout au fond du fauteuil sans trop vous soucier de ce que vous voulez cacher ou montrer.

Je repense à ces questions d'intimité ou de duel et je me souviens que, sitôt sorti de l'école des coachs, j'ai commencé à écrire là-dessus : Désirs et tabous en coaching. Qu'y a-t-il dans le sac d'une femme ? La guerre des sexes... C'était des vignettes cliniques tirées de mes séances. Comme un travail de recherche ou plutôt d'enquête pour moi-même. Parce que, sans encore le savoir, c'est surtout pour ça que j'avais choisi ce métier-là au fond, pour tout ce qui se cache derrière les apparences et les histoires intimes. J'ai aussi voulu savoir comment les psys se débrouillaient avec ces questions-là. Oui, parce que j'avais choisi une première psy, une "thérapeute brève", pour qui ces histoires-là semblaient aussi sans objet.

J'ai cherché ici et là et j'ai découvert "Mensonges sur le divan", "Le bourreau de l'amour", "La malédiction du chat hongrois", des romans et des nouvelles de Irvin D. Yalom, un psychothérapeute qui ne parlait que de ça, que de sexe et de mensonges, de son trouble pendant les séances face à une femme en bas résille ou au contraire de son dégoût face à une patiente bien plantureuse.

Et là, soudain, vous grognez, vous vous énervez. Oui, vous enragez de plus en plus souvent contre K. Vous découvrez ses failles et alors elle n'est pas du tout un modèle inspirant pour vous. Vous dites aussi qu'elle ne vous apporte pas de solutions quand vous êtes sous une pluie de problèmes avec votre équipe : des questions de surcharge, de démotivation... Vous voudriez calmer cette rage-là mais c'est irrépressible. Forcément, ça vient de plus loin je me dis, et c'est surchargé alors. Vous étiez peut-être aussi démotivée ou enragée parfois. Je me souviens qu'à l'approche de vos dix-huit ans vous auriez aimé faire la guerre en Israël – enfin, juste votre service militaire –, parce que c'est le seul pays où les femmes peuvent faire ça. Et je me demande à qui vous vouliez faire la peau alors.

- Quand vous êtes venue ici, la première fois, c'était pour des questions d'agressivité, non ?

Vous sursautez. Je n'avais pas encore vraiment pris la parole jusqu'ici.

- Non, c'est parce que j'étais trop spontanée, trop émotive !

Je suis peut-être trop agressif soudain. Alors vous vous défendez. Mais si ! La première fois, c'était il y a un an, pour un coaching. Votre boss de l'époque vous avait proposé ça pour "contenir votre agressivité". Vous aviez fait plein de stages de Communication Non Violente mais ça ne marchait pas. Et moi je n'avais pas pris la commande. J'avais fait un détour par le latin pour vous proposer tout le contraire : ad gressere, c'est aller vers l'autre et oser la conflictualité. Vous m'aviez raconté que dans votre couple c'était souvent comme ça. Alors je continue.

- L'un n'empêche pas l'autre !

Et je me dis que votre place de confidente vous met à égalité avec K ?

- Ce n'est pas faux ! Et alors ?

- Alors vous pourriez la challenger ?

Et là, vous reculez. Vous tirez à nouveau sur votre jupe. Votre coaching c'était une douzaine de séances et, à la fin, vous avez eu envie de continuer. Alors vous m'avez demandé le prix des séances, je vous ai dit que ce serait un autre travail que le coaching : sans défis ni modèles, sans solutions non plus. Plusieurs mois ont passé et vous êtes là aujourd'hui. Vous m'observez. Vous avez mis du rouge à lèvres sur vos lèvres. Je me dis que le face-à-face, ce n'est pas "soit le plus intime soit le duel", non, c'est les deux à la fois. Il y a un coach qui, lorsqu'il a découvert ces élans-là en supervision avec Eva et moi – enfin surtout avec Eva –, avait ensuite posé une affiche à l'entrée de son cabinet : "NO SEX". Comme une protection. Et vous, vous ne dites plus rien alors j'en rajoute un peu :

- Vous regardez K comme votre mère mais c'est peut-être comme avec votre frère aussi ?

- La bagarre, vous voulez dire ?!

Je vous laisse dire encore. Je me souviens que votre frère était là – enfin dans votre histoire personnelle –, bien avant vous, alors c'était souvent la bagarre entre vous deux et aujourd'hui encore, je crois. Et maintenant vous parlez de votre N+2. Elle vient souvent dans vos réunions avec K. Alors, vous aimez l'observer et parfois vous imaginez prendre la place de K.

 

Un coach sur le divan

Marie-Eve, cette femme qui aime se débattre avec sa mère dans sa tête, comme elle aime bien se battre avec sa boss au bureau – et aussi faire de la boxe avec son mari à la maison –, quand je dis que je ne regarde ni ses jambes ni la rondeur de ses genoux, ce n'est pas par pudeur ou par réflexe.

Non, en face à face ou de travers, je prends une place bien particulière où est présente l'ambivalence de mon regard face au désir de cette femme de se dévoiler et se cacher. C'est bien sûr tout autre chose qui cherche aussi à se montrer ou s'empêcher mais c'est parfois compliqué de ne pas être accroché un instant par ce jeu-là.

Oui, certaines femmes aiment venir ici vêtues d'une robe en soie ou en coton si léger que cette robe-là épouse les courbes intimes de leur corps alors que d'autres laissent entrevoir les dentelles ou bien la couleur de leur culotte du jour. Un désir plus ou moins appuyé et mis en scène où se mélangent la sexualité infantile et la sexualité adulte. Cette place particulière c'est celle de l'analyste quand il est derrière le divan et quand le patient, allongé, ne sait pas vraiment s'il est regardé. Et pour moi, cela a été bien compliqué d'en arriver là, parce que depuis les origines tout était très mélangé dans ma tête. Et c'est justement par la pratique du divan, côté allongé, qu'au fil des séances, assidûment, patiemment, je continue de découvrir mes élans réprimés, mes jeux familiers, tout ce que je veux dévoiler ou me cacher à moi-même. Plus ou moins consciemment.

- Avec toute cette chaleur, j'hésite je lui dis en même temps que je m'allonge sur son divan. Oui, il fait tellement chaud, mais je ne sais pas si ça se fait ici ?

Là, je suis avec ma psy. Elle est derrière moi et forcément, comme elle ne sait pas où je veux en venir, elle me laisse dire. Avant, je voulais toujours qu'elle interagisse avec moi, mais elle n'a jamais vraiment répondu à ça. C'est comme ça que j'ai découvert que son silence me permet de trouver à quelle place je la mets quand je dis ce que je dis. C'est une question qu'elle me pose quand je m'enferme dans une boucle avec elle, – enfin sans elle puisqu'elle me laisse à mes jeux préférés –, la plainte, la bagarre ou la manigance. Parce que la place que je veux lui donner, et la place que je prends ainsi, mine de rien, c'est aussi la répétition d'une interaction ancienne, plutôt figée et qui finit par me coincer aujourd'hui. C'est ça aussi le transfert, un déplacement d’affects passés, vers le présent et dans la relation d’accompagnement.

Et là, ce soir, c'est comme si je lui demandais une permission avec, en même temps, la crainte qu'elle me dise non ! Mais c'est du passé cette crainte-là. Alors je finis par lui dire ce que je n'ose pas encore lui dire.

- Oui, j'arrive de la campagne, là, j'étais en bermuda, je me suis changé, mais je me demande si je pourrais venir comme ça ici ?

- En culotte courte, elle me dit du tac au tac.

[…]

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ÉROTISER L'ENTREPRISE, Pour des rapports professionnels sans complexesEva Matesanz et André de Châteauvieux - Éditions L'Harmattan. Collection Vivre l'entreprise - Management et Ressources Humaines.