Avant de partir au bord de l'océan, il y avait pas mal de rats dans le poulailler alors j'ai entrepris de les attraper. Enfin, ça faisait déjà un bon moment qu'ils creusaient tout un réseau de galeries, mais c'est là — huit ou dix jours avant les vacances — que j'ai commencé à me démener. Je ne voulais pas les empoisonner alors ça ajoutait à l'incertitude. À la tension aussi.
Eva me voyait plus ou moins affairé. Préoccupé. Comme le rouquin d'ailleurs, son chat persan. Oui, il se postait matin et soir, à l'affût de leurs sorties en rafales. Du sous-sol vers la mangeoire et retour. Mais ces bêtes-là lui semblaient peut-être trop grosses, ou trop nerveuses, pour oser les attaquer.
— Commence plutôt à profiter des vacances m'a suggéré Eva. Tu pourras faire ça au retour.
Pour calmer leur angoisse, les gens grattent des grilles du Loto ou remplissent des sudokus, scrollent à l'infini sur Instagram ou Tiktok. Moi, j'avais besoin d'un chantier à plusieurs inconnues. Et à l'issue indécidable. Comme sur le divan.
Il faut dire aussi que, pour le nursing des chats et des poules, on confie les clés à une voisine et ça la fichait mal tous ces rongeurs, j'ai pensé. Et puis c'était comme dans les rêves. Des animaux de l’ombre gros comme des lièvres, une traque sans armes, un labyrinthe en sous-sol... tout ça devait avoir un sens.
— Il y a des pièges redoutables avec de la glue extra-forte ! C'est Max, le boss du bar qui organise des soirées Jazz l'été, qui m'a dit ça. Très sadique je trouve. La bête, une fois scotchée meurt d'angoisse et d'un arrêt du cœur, précisait-il.
J'imaginais plutôt une nasse sur le chemin des bêtes. Et j'ai trouvé ça chez Expert Jardin, au rayon Nuisibles. Une longue cage comme un tunnel, en grillage vert renforcé. Avec un dispositif simple et malin. Oui, une lourde porte métallique à chaque extrémité, chacune reliée à une sorte de pont à bascule. Dès qu'un bestiau s'engage, son poids fait pencher la plaque et les portes en équilibre retombent alors illico. La femme à la caisse m'a montré comment actionner ça. Sans me coincer moi-même. C'est sans doute sexiste cette manière de voir, mais ça m'impressionne toujours les femmes qui ont du goût pour les choses mécaniques ou alambiquées.
Et dès le premier jour, au petit matin, trois rats s'étaient d'emblée piégés. Tout ça avec juste une poignée de blé posée la veille au soir, sur la bascule. Les poules et le coq étaient aux premières loges devant la cage. Le rouquin aussi. Mais inquiet face aux couinements stridents et sur une fréquence ultrasonique.
J'ai embarqué les bêtes dans la Twingo pour les lâcher 2 ou 3 kilomètres plus loin. À ce rythme-là, les choses seraient d'équerre sous dix jours.
Une nouvelle poignée de blé à la fin du jour. Mais, au matin, surprise. Tout les grains disparus, et zéro bête ! Les portes toujours en équilibre. Grandes ouvertes sur le rien.
Il est vrai qu'à la première prise, les rats libres s'agitaient en tous sens autour des prisonniers. Peut-être des éclaireurs ou des kamikazes. Ils semblaient se passer le mot d'un groupe à l'autre.
Alors j'ai acheté du gruyère. Enfin un Emmental. Moelleux. Goût fruité. Plus attractif a priori et surtout plus facile à caler que le blé. Quatre ou cinq morceaux coupés en dés et posés bien au milieu de la nasse. Au matin, une nouvelle prise. Mais une seule bête cette fois-ci. Les rongeurs devaient se méfier. Et ils apprenaient ensemble sans doute.
Moi, j’étais seul et je commençais à me décourager. Seul, mais pas tant que ça : j’avais ma petite troupe intérieure — la voisine, la caissière, Eva,... — toute une cosmogonie à la fois réelle et fantasmée. Oui, je projetais sur chacune, un rôle particulier : le surmoi, l'ingéniosité, la pulsion de repos…
Bref. J'ai lâché la bête plus loin cette fois-ci. Max avait semé un doute en me disant que les bêtes des égouts retrouveraient vite le chemin de la maison.
Et le jour d'après. Rebelote. Le fromage disparu, la cage vide, les portes ouvertes. Tout ça restait bien mystérieux.
— Et vous avez l'électricité au poulailler ? m'a demandé le gars au rayon Image & Son. Ça n'a rien à voir, mais j'avais lancé un autre chantier en parallèle. Oui, l'extendeur Wi-Fi perdait sans cesse le signal de la Box SFR. À cause des murs trop épais dans la maison. Alors, en passant chez Darty pour du câble Ethernet, je me suis renseigné sur les systèmes de captation vidéo. Pour voir comment les bêtes des égouts traversaient le piège à bascule.
— Il vous faudra un panneau solaire alors. Et la Wi-Fi, m'a conseillé le gars de Darty.
Là, c'était soudain comme avec ChatGPT : pas une hallucination, mais la surenchère systématique. Moi, j'imaginais simplement une caméra à gibier. Autonome.
C'est à partir de là que j'ai arrêté de m'empoisonner. De toute façon, les mangeurs de blé avaient déserté le poulailler.
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