09
MAI 09

« Ça va être long ! »

Bruit mat du calepin qu'elle referme. Un sourire vers moi et puis ces mots : « Ça va être long ! »
Elle pose son agenda sur la table basse, à côté des crayons de couleur et des pages blanches.
C'est sa pratique toute singulière de prendre nos rendez-vous dès le début de la séance. Même chose pour le paiement.
Expérience étonnante alors, en fin de séance, que de clore avec simplement la sensation et les mots qui émergent.
Je lui tends le chèque que j'ai préparé juste avant, pour aller plus vite au contact. C'est vrai que deux semaines sans nous voir, ça va être long !

Et pourtant, la première fois, j'ai résisté. Une heure chaque semaine ce serait « trop pour moi ! » Elle avait répliqué : « Vous voulez prendre du temps pour vous et lâcher vos vieux démons. Pourtant, là encore, vous cherchez à tout maîtriser. Alors continuez de faire ce que vous savez bien faire. »

Alors j'ai eu envie de me laisser faire. Et j'ai vite pris goût à cette aventure.
Malgré tout ce que cela remue en moi, j'aime cette heure passée avec elle, chaque semaine, en
milieu d'après midi. C'est comme un privilège que je m'offre. J'aime imaginer qu'elle s'attache aussi à ce moment hors du temps.
J'ai envie de l'interpeller, de vérifier : « Ça sera long pour qui ?! »
Elle sursaute. Léger mouvement des lèvres comme un élan qu'elle retient. Elle sourit, ne répond pas.

Je lui confie que j'aime marcher jusqu'ici, m'asseoir un moment dans le square d'à côté. Écouter l'eau de la fontaine qui coule sur la pierre. J'apprends avec elle à dé-fusionner, à me dépassionner, à renoncer à mes quêtes impossibles. Et je découvre ainsi le plaisir de savourer la vie.

J'évoque la biche qui était dans mon jardin, dimanche. J'étais assis dans l'herbe, contre le cerisier. J'écrivais. J'ai levé la tête et elle était là. A quelques mètres devant moi. Elle m'a regardé pendant de longues secondes. Puis elle a plongé son museau dans l'herbe et elle est repartie vers la forêt en sautillant avec élégance. C'est comme si la vie me faisait un cadeau.
Elle m'interrompt brusquement : « Non, ce n'est pas un cadeau. Penser que la vie nous fait des cadeaux, c'est nous croire l'objet d'une puissance supérieure, le jouet de forces magiques ou maléfiques. C'est croire que certains humains naissent sous le signe de la chance et d'autres de la malchance. »
J'aime ces instants philosophiques où elle me confronte aux contraintes existentielles que j'évite ou contre lesquelles je me cogne : « Je suis responsable de ma vie et de ce que j'en fais », « Je vieillis et je vais mourir un jour… Les êtres que j'aime aussi… »
Elle poursuit : « La biche était déjà là ! Vous avez simplement pris le temps de regarder. Le cadeau, c'est ce que vous mettez en place pour vivre chaque instant. »
Je me souviens que Charlotte avait vue
aussi une biche. C'était il y a un ou deux ans. Elle avait voulu l'approcher et elles avaient couru ensemble autour de la maison ! Je sais que ma fille est une conteuse de talent, parfois fantasque, alors j'ai douté !

Je reviens dans l'instant présent. Je regarde cette femme. Une fois, elle m'a confié que mon histoire personnelle, mes questions suscitaient des résonances fortes chez elle. J'aime la complicité de nos débats. La complicité aussi dans la conscience de ce qui se joue entre nous.
Ses premiers mots me reviennent. J'ai envie de la taquiner :
« Quand vous avez dit « ça va être long », qu'est-ce qui s'est passé pour vous ?!
- André, vous avez déjà parfaitement répondu en me demandant pour qui ? » !
Echange de sourires. Elle ajoute : « Ce sera long pour nous ! Mais peut-être
voulez-vous vérifier que vous êtes important pour moi ?! »
Eclats de rire.

Au moment de partir, je lui ai tendu la main et elle m'a dit :
« Peut-être qu'un jour nous nous ferons la bise !
- Oui, si vous voulez.
- Non, pas si je veux ! Si nous voulons ! »
J'ai alors posé un baiser appuyé sur sa joue.