17
OCT 07

Répéter ou se libérer ?

« Amédée avait toujours été un enfant très gentil. Un peu trop obéissant peut-être, soucieux d'être comme il faut, jamais en retard, cahiers propres, chemise boutonnée. Curieusement, ce conformisme l'a désocialisé. Il n'aimait pas sa mère et ne pouvait s'en dégager. Son adolescence est devenue douloureuse d'ennui car il était soumis à cette femme qui s'occupait de tout avec tant de compétence qu'elle effaçait, sans le vouloir, son fils et son mari. Jusqu'au jour où Amédée, pour se sentir plus fort, a décidé de l'affaiblir. […] »

C'est un extrait d'un livre de Boris Cyrulnik : Parler d'amour au bord du gouffre (Odile Jacob, 2004).
Passionné par l'énigme de la "répétition" qui nous conduit à rejouer des scénarios de vie pourtant douloureux (des clients, des amis, moi aussi parfois !), j'ai découvert ce livre qui montre comment la "répétition n'est pas une obligation !"
Dans ce livre étonnant et sensible, Cyrulnik développe ses travaux sur la résilience, analysée ici comme "le refus de se soumettre aux discours des contextes familiaux, institutionnels ou culturels qui prophétisent le malheur".
Ainsi, l'adolescence et aussi la rencontre amoureuse représentent une "période sensible", un tournant propice pour modifier des représentations négatives de soi, remanier les apprentissages relationnels, transformer le style affectif...
Lire la suite du récit d'Amédée et son "travail de dégagement" pour créer une histoire alternative avec
ses ressources, son entourage...

« Jusqu'au jour où Amédée, pour se sentir plus fort, a décidé de l'affaiblir. Une nuit où il devait rentrer tard après s'être ennuyé chez des amis, il téléphona en masquant sa voix et dit : « Madame B... ? Ici l'hôpital. Je dois vous annoncer que votre fils est mort. » Puis il raccrocha, et retourna s'ennuyer chez ses copains.
Mais, depuis cette minute, son cœur était léger car il imaginait sa mère enfin vulnérable. Plus tard, il inventa un grand nombre de tortures analogues qui le rendaient heureux. Il se suicida un peu, annonça à sa mère qu'il allait se faire soigner pour un sida qu'il n'avait pas et déclara qu'il était amoureux d'un camionneur voisin que sa mère détestait. La relation familiale devenait pesante avec, de temps à autre, une explosion d'orage jusqu'au jour où, à l'occasion de l'anniversaire du débarquement des forces françaises de l'armée de Leclerc à Juan-les-Pins, un journal local raconta le comportement héroïque de cette femme lors de la Libération.

Tout le voisinage en parla à Amédée qui, ce jour-là, fit connaissance avec sa mère. Jusqu'alors, il n'avait jamais eu l'occasion de la rencontrer puisqu'il ne la connaissait que dans son rôle de servante tyrannique. Il ignorait son histoire car la vie quotidienne du foyer ne lui avait jamais donné l'occasion de penser que sa mère, elle aussi, était une personne. On ne parle pas de politique à un bébé et puis, la vie de chaque jour avait embarqué ce petit monde dans la course aux problèmes.
Autour du foyer d'Amédée, il n'y avait jamais eu quelqu'un pour raconter l'histoire de sa mère, ni cousins, ni amis, ni voisins. C'est un journal qui, vingt-cinq ans plus tard, a joué ce rôle de tiers en faisant circuler le récit qu'Amédée a pu lire. L'adolescent imposait le silence à sa mère et évitait la pièce où se taisait son père. Dès le lendemain de sa lecture, la relation entre Amédée et sa mère était métamorphosée. Passionné par la Libération de la Provence, Amédée lisait, rencontrait des témoins, et puis filait en parler avec cette femme, sa mère, dont il découvrait l'histoire et le monde intérieur. »
Ainsi « tous les tuteurs de résilience sont à portée de main à condition que l'entourage et la culture ne les brisent pas et que le sujet blessé ait acquis, avant son malheur, quelques ressources intimes qui lui permettent de s'en saisir. »
Cyrulnik emprunte à de multiples sources (éthologie, sociologie, psychanalyse, neurologie...) et aime mélanger les genres pour décoder l'être humain ; il nous montre que la répétition joue certes un rôle majeur dans la constitution de notre identité et aussi que tout apprentissage peut se remanier sous l'effet du travail de la parole, des images et de la mise en récit.
Il fait référence ici à Vincent de Gaulejac : « Les mécanismes de dégagement exigent un travail en profondeur du sujet sur lui-même : travail psychique pour sortir de l'inhibition et redynamiser ses potentialités créatives ; travail de restauration de l'histoire qui conduit à se situer comme agent d'historicité ; transformation de son rapport aux normes sociales et lutte contre les différentes formes de pouvoir qui sont à la source de violences humiliantes. »

Le chapitre sur "La métaphysique de l'amour" - la rencontre amoureuse, le couple et "l'alchimie des manières d'aimer" - est bouleversant m'a bouleversé ; peut-être parce que j'ai perçu ici pourquoi la douce compagne de ma vie m'a offert ce livre ;-) Comme une invitation à m'éloigner un peu plus du "bord du gouffre"...
« La rencontre amoureuse n'est pas si hasardeuse que ça. Le hasard ne porte que sur un tout petit choix de signifiants, comme si les amoureux disaient : « Celui (celle) que je rencontre porte sur lui (elle) ce qui parle à mon âme. Il (elle) a mis sur son corps les indices qui me touchent au plus profond de moi, parce que mon histoire m'y a rendu sensible, c'est à moi qu'il (elle) parle mieux qu'à d'autres. »
Cyrulnik élabore une arithmétique selon "l'alchimie des interactions" du couple : « Dans un couple fusionnel 1 + 1 = 1. Dans un couple sécure 1 + 1 = 2 + 2. Dans un couple léonin, où l'un mange l'autre, 1+1 = 2 + 0. »
Ainsi, le couple est aussi un lieu pour inventer de nouvelles manières de goûter le monde...
Un grand livre à s'offrir et offrir...

Pour aller plus loin :
  • Les outils du coach : des exemples, des références sur la "répétition", les scénarios de vie...
  • Les pratiques narratives qui s'intéressent à la façon dont les individus, les groupes, les équipes et les communautés construisent le sens de leur vie : Médiat-Coaching et Michael WHITE