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AOU 09

Paradis perdu

« J'ai aimé déposer sur ton corps cette huile aux parfums d'orange et d'amande. Tu fermais les yeux sous les caresses. Le soleil aussi te caressait de ses rayons. Tes lèvres frémissaient. »
Il lit de mémoire quelques lignes d'une lettre écrite à cette femme qu'il aime, qu'il aimait. Elle met fin à l'histoire.

Des premières gouttes de pluie frappent les vitres de la fenêtre entrouverte derrière lui. Un peu de fraîcheur nous enveloppe en cette fin de journée d'été.
« J'ai aimé te rencontrer, poursuit-il la voix et les yeux troublés. J'aimais t'écouter me raconter des histoires. J'ai aimé partager ta compagnie dans cette maison loin du bruit du monde. Une maison d'écrivain aux lisières de la forêt. »
La pluie joue comme une musique autour de ses mots et de sa voix. Il est tombé en amour de celle qui avait « la douceur et le charme d'une fée ». De celle qui est devenue « son amie, son amante, son âme sœur ».

Il a de grands yeux clairs sous ses longs sourcils. Une barbe de quelques jours souligne les traits de son visage. Il est coach et je l'accompagne depuis un an déjà. Il a le prénom d'un ange et il aime parfois s'égarer dans les labyrinthes de son histoire.

L'instant d'avant, il me parlait de Paula. Une cliente qui annule au dernier moment leur dernière séance. Trois fois déjà ! J'ai suggéré que c'était peut-être sa manière à elle de clore. Et sa manière à lui de ne pas clore.
Ma remarque l'a troublé. Il semblait triste soudain. Comme si j'avais touché une résonance intime. Il est resté silencieux. Et puis il a voulu partager un peu de son histoire du moment.
Mais qu'attendait-il de moi ici ? Simplement mon éclairage sur sa relation. Je l'ai invité à éclairer ça avec sa psy, mais sa prochaine séance était après les vacances d'été. Trop loin pour comprendre. Et d'ailleurs, c'était « une histoire entre coachs ! »


La pluie glisse sur les vitres et tombe sur le parquet. Je vais pousser la fenêtre. Il semble perdu dans sa mélancolie.
- Elle était aussi comme une muse inspiratrice, dit-il soudain. J'ai retrouvé à ses côtés une langue ancienne, amoureuse, érotique. Le langage de l'âme, du corps et du coeur. La langue des troubadours.
- Alors peut-être vous quitte-t-elle pour vous laisser écrire des histoires sensuelles ?
Il sursaute. Je me mords les lèvres. J'ai pensé à sa lettre et mes mots ont surgi. Mais il me sourit :
- Elle aussi me suggérait d'écrire des histoires de chair et d'âme ! Je l'ai rencontrée cet hiver pour terminer un essai sur l'univers des coachs. Sur leur rapport au pouvoir, leur relation à l'argent, à la notoriété…
J'avais oublié ce projet d'écriture qu'il évoquait souvent dans nos premières séances. Il tournait en rond disait-il. Et puis il n'en a plus jamais parlé.
- Mais
nous sommes tombés amoureux, poursuit-il. Et j'ai oublié mon projet littéraire !

Les coachs ont parfois une blessure d'amour ou d'abandon. C'est pour ça et avec ça qu'ils font ce métier. Et leurs amours ou leurs amitiés passionnelles peuvent donner un instant l'illusion de guérir, mais cet amour-là fait mal.
- Puis au fil du temps, elle s'est sentie envahie, ajoute-t-il. Comme « engloutie » par moi disait-elle.
La fenêtre s'entrouvre. Un coup de vent soulève les pages d'un bloc-notes sur la table. Il me vient une idée.
- Je vous propose un dessin, dis-je en lui tendant le bloc-notes et un feutre. Imaginez deux cercles. L'un représente votre compagne et l'autre cercle vous-même. Je vous invite à dessiner votre relation avec elle.
Interpellé, il hésite un instant, me regarde, hésite encore puis trace un grand rond et un second qui entoure le premier.
- Voilà, dit-il, je suis au milieu et elle tout autour.
Je partage ma confusion devant ce ventre magique :
- Je croyais que c'était vous l'envahisseur, vous qui l'engloutissiez ?
- Le besoin de fusion était réciproque. Mutuellement dévorant ! Mais elle en avait peur aussi, je crois.
- Gabriel, elle n'est plus là pour vous en parler. Ni pour rejouer,
avec vous, son histoire à elle.
- J'ai découvert avec elle une forme de gémellité. C'était profondément troublant. Comme une drogue douce… ou une drogue dure !
- Cela me fait penser à l'union fusionnelle entre l'enfant et sa mère. Nous voulons parfois retrouver ce paradis perdu, cet amour absolu, exclusif, possessif…
- Un paradis parfois méconnu, murmure-t-il.
- Et cela reste un fantasme. Et l'autre devient l'objet de notre fantasme. C'est comme si nous lui infligions notre histoire sans vraiment le rencontrer.
- Je ne sais cela que trop bien !
Long silence. Il semble s'abandonner dans des eaux profondes.
- Elle voudrait rester mon amie, reprend-il. Mais le lien coupé, sa compagnie m'est devenue blessante. Alors j'ai parfois l'envie de la blesser !
- C'est l'histoire que vous racontez, avec le désir impossible de posséder l'autre, qui vous blesse. C'est peut-être la femme-mère qui vous quitte. Plus que la muse érotique ou l'âme sœur.
Il se lève les yeux troublés, se tourne vers la fenêtre. L'averse s'est éloignée. Le ciel est comme la palette d'un peintre, avec toutes les nuances du noir au blanc. Je songe au parfum des huiles de massage. Qu'elles soient épicées ou fruitées, à l'amande ou l'orange, elles nous empêchent de découvrir et savourer le goût singulier de la peau d'une femme. Un peu comme nos tragédies préférées empêchent la rencontre.
J'interromps le long silence.
- Gabriel, à quoi pensez-vous ?
- A l'idée que cette histoire s'arrête pour me laisser écrire des histoires ! Orange amère et amande douce ! Ce sera le titre d'une première nouvelle.
Il se retourne et me regarde. Les traits de son visage se sont détendus. Il a un mouvement comme pour partir. Je pense alors à la cliente qu'il a évoquée au début.
- Et l'histoire qui ne finit pas avec Paula ?
- Je vais lui écrire pour qu'elle règle les séances annulées.
- Ce serait lui faire payer bien cher la difficulté de vous séparer.
- Oui, je vais l'appeler tout simplement !

A mon retour de vacances, j'ai découvert dans ma boîte aux lettres quelques feuillets d'un manuscrit et un mot de Gabriel :
« Voici, pour le plaisir de partager, les dernières pages de mon livre. J'ai longtemps hésité entre un recueil de nouvelles sensuelles et un roman épistolaire. Mais il manquait simplement un chapitre à mon essai. J'ai choisi de conclure sur les liaisons dang(h)eureuses entre coachs.
PS : La séance de clôture avec Paula était douce et sous le signe de la tendresse partagée.
»