20
OCT 09

ENTREPRISE mode d'emploi

J'en ai parlé ici à propos du plaisir de s'égarer pour créer et de l'art de changer en entreprise.
L'ouvrage collectif « Entreprise mode d'emploi » dirigé par Emilie Devienne vient de paraître aux éditions Larousse.
Avec un sous titre : « Savoir gérer sa vie quotidienne au travail ». Et une cinquantaine d'articles autour de trois thèmes :

Avoir une relation harmonieuse avec soi-même et son travail.
Trouver sa place.
Connaître les rouages de la vie de l'entreprise… pour ne pas s'y perdre !


Je remercie chaleureusement Emilie pour son invitation à partager cette aventure créative à ses côtés et en compagnie de confrères, coachs, psys et consultants.

Je publie ici le chapitre que j'ai aimé écrire et qui conclut l'ouvrage : « Faire face au changement ».

 

Fusion, réorganisation, délocalisation. Les changements en entreprise évoquent souvent un champ de bataille. Et ceux qui accompagnent ces bouleversements semblent aussi s'inspirer de l'art de la guerre : créer des ruptures, vaincre les résistances, faire le deuil. Comment ne pas freiner des quatre fers dans cet univers hostile ? Et pourtant, au cœur du changement, il y a l'énergie de la vie. Pourquoi nous privons-nous de cette dynamique naturelle ? Comment faire alliance avec le mouvement de la vie dans l'art de changer en entreprise ?

Changer est un processus naturel. Et comme tout comportement spontané, vouloir le provoquer le rend impossible ! Il en est du changement comme du sommeil, de la faim, du rire ou de l'amour. Mais les méthodes déployées dans l'entreprise pour le diriger suscitent les résistances tant redoutées. Le changement est au cœur de la vie. Et il est plus confortable de faire alliance avec la vie que de la diriger. Etre en alliance avec le changement, c'est lui offrir de l'espace et en prendre soin en continu, comme un jardin. Le secret c'est de tenir cet espace à l'écart des enjeux du management, loin des plans d'actions et des résultats immédiats.

La rage ou l'art de changer
Quand Laurent prend son poste de directeur informatique, il a l'ambition de professionnaliser les méthodes trop artisanales de son équipe. Il organise un séminaire pour lancer des améliorations avec les chefs de projet. Il ouvre la journée sur les dépassements des délais et des budgets. Agacé, un chef de projet monte au créneau pour défendre le souci du service rendu, la qualité des relations avec les clients internes.
Laurent recadre ce partisan de l'artisanat, mais tous se rallient à celui qui nomme ici les valeurs de l'équipe. Le séminaire fige les oppositions entre la passion et la raison, les racines de l'équipe et un futur hostile. Laurent recrute un chef de projet pour créer un contre pouvoir, sous-traite les services d'assistance. Les relations avec les clients internes se dégradent. Neuf mois après sa prise de poste, épuisé et démuni, Laurent démissionne !

Ainsi, sur le chemin du changement, la dynamique se crée dès le début : nos intentions nous plongent, au choix, dans la peur ou le désir de changer.

Repères :
• Communiquer sur la cible future, incertaine par nature, suscite la peur de l'inconnu.
• Se focaliser sur ce qui ne marche pas et qui doit changer, c'est oublier ce qui marche bien. C'est créer d'emblée des résistances.
• Pour construire le futur, il faut prendre en compte l'histoire et faire alliance avec les membres d'origine des équipes.

Le changement comme un projet : l'illusion de toute-puissance
Il y a des méthodes qui semblent neutres car elles ne présument pas des comportements et des émotions face aux transformations. C'est l'univers du management par projet. Il s'agit de prévoir le fonctionnement futur, d'organiser les plans d'actions et de piloter le changement dans ses multiples dimensions : organisation, technologies, ressources humaines. Les experts de ces domaines sont réunis avec des opérationnels, en équipe projet. Ils coopèrent et travaillent autour de maquettes. Au cœur de cette démarche, il y a le postulat de maîtrise : maîtrise du futur, des délais, des tâches, des risques.
Parfaitement adapté aux projets techniques, par exemple construire une usine, ce postulat appliqué au vivant forge l'illusion de toute-puissance. Illusion, car le changement humain ne respecte ni les délais ni les feuilles de route. Comme la vie, il emprunte des méandres sinueux. Et il survient là où il n'est pas attendu !

Quand les leaders sont désemparés
Ainsi, cette entreprise industrielle déploie un progiciel intégré qui « structure et met sous tension » ses différents métiers : vente, production, distribution. Ce système global vise à satisfaire au plus vite et au plus juste les clients.
Dans chaque métier, un manager leader est choisi pour tester la solution et former son équipe. Mais deux mois avant le basculement, l'anxiété monte : « comment seront réalisés les gains de productivité visés ? », « Quelle marge de liberté avec un outil qui automatise les tâches ? », « Quel sens donner à son métier, alors ? »
L'angoisse monte car la formation des équipes approche. Et les leaders désemparés redoutent la confrontation face aux besoins qui surgissent : besoin de sécurité et d'initiative pour les équipes et aussi pour eux-mêmes.
C'est comme si l'équipe projet avait créé un micro-monde déconnecté du réel. Comme si l'obsession des délais et de l'action avait caché ces besoins fondamentaux.
Finalement, le projet dérapera de six mois. Six mois pour faire le retour d'expérience avec d'autres filiales, identifier les nouveaux métiers et ceux qui disparaissent.

Repères :
• Une équipe projet centrée sur ses plans d'action se déconnecte de la réalité.
• L'action agit comme un dopant mais aussi comme un sédatif face aux besoins.
• Le changement est un processus créatif : il résiste à toute technique ou tout plan projeté d'avance. Il émerge progressivement de la confrontation.

La posture du jardinier
Aux antipodes du désir de maîtrise s'ouvrent d'infinis possibles. L'univers du jardinier est un espace privilégié pour s'initier à l'art de changer ! Cet artisan est en « position basse » face au rythme des saisons. Sa position humble ne rime pas avec impuissance, mais avec présence, accueil et alliance avec le vivant. Il sait que les plantes ne sont pas en échec lorsqu'elles se lovent pour trouver le soleil.
Mais comment adopter cette posture dans l'entreprise ?

Oser l'imperfection ! C'est l'été et les dirigeants de ce cabinet de conseil préparent leur rentrée. Ils cherchent un intervenant pour un « team building » qui doit déboucher sur des plans d'actions commerciaux. L'équipe cherche aussi un « gourou de l'innovation » pour susciter des déclics et créer de nouvelles offres.
C'est en proposant de « travailler à l'envers » que le coach crée déjà un déclic : transformer les deux jours prévus en quelques après-midi, sans objectif particulier ! Sans autre objectif qu'expérimenter la vacance et l'émergence au fil de l'été. Et plutôt qu'un témoin extérieur, l'animateur invite le groupe à partager de l'intérieur : raconter des expériences inédites.
C'est la surprise quand chacun découvre le récit de ventes ou d'affaires ratées, plutôt que les « success-stories » habituelles !
Au fil des séances surgissent alors des offres en devenir : le besoin de prestations plus légères et personnalisées derrière une affaire perdue ; le désir d'autonomie du client après un contrat brusquement interrompu. Ces situations répétées restaient cachées car elles rimaient avec impuissance et échec.

Repères :
• Le non-agir est propice à l'émergence et la création.
• Un échec est la trace fine d'une solution déguisée.
• Un groupe est compétent pour créer ses propres solutions.

Faire de la place au changement
Le jardinier a le talent de créer des espaces largement ouverts au soleil et à la pluie pour que s'épanouisse la vie. Il sait qu'une plante ne pousse pas plus vite quand il tire dessus !
En entreprise, ce sont les espaces libres, non régulés, qui favorisent la croissance et suscitent le désir de changer.
Il ne suffit pas d'ateliers de créativité, de « brainstorming » ou de quelques journées par an de « team building » : ces journées sur commande inhibent tout processus naturel ! Il s'agit de laisser de la place au changement. En entreprise, le changement rime avec le désir de chaque humain d'apprendre, de créer et de s'épanouir.
Les moments pour cultiver cette envie peuvent devenir continus. A l'exemple de ces six managers responsables chacun d'une fonction clé de l'entreprise : ressources humaines, marketing, finance… Ils se retrouvent ensemble, pendant quelques heures chaque mois. Ce groupe de pairs ne poursuit pas un défi ou une ambition majeure. Ils se retrouvent simplement autour des mêmes envies : prendre du temps pour soi, oublier un instant les urgences, sortir de la solitude face aux bouleversements incessants.
Ce groupe s'est créé à l'initiative de l'un d'eux. Un coaching individuel l'avait aidé à prendre du recul sur des situations bloquées. Par exemple « que faire d'un baromètre social dont les résultats disqualifient les efforts pour animer son équipe ? » Il avait compris que cette enquête était un défouloir pour toutes les équipes ! Mais chaque manager isolé se confrontait aussi à ces paradoxes : d'un côté la multiplication des outils d'animation et d'évaluation et, de l'autre côté, la perte de sens et la démotivation. Alors ce groupe a inventé ses « moments ressource ». Et ils cheminent ensemble depuis un an, accompagnés par un coach.
La première fois, ils étaient gênés devant les chaises en arc de cercle, sans table, autour du vide. Ils avaient évoqué en riant les alcooliques anonymes ! Aujourd'hui ils se savent sujets à d'autres addictions : les mails tard le soir ou le week end, la boulimie de l'action, le besoin de l'urgence. Alors ils cultivent ce vide fertile, comme un jardin. La crise qui frappe renforce le besoin de ce lieu ressource. Chacun rapporte les non-dits qui épuisent : « Que dire à une jeune femme qui part en congé maternité inquiète pour son poste face aux rumeurs de fusion ? » « Quelle aide apporter à un collaborateur proche du burn-out ? »
Il n'y a ici ni jugement, ni solution a priori. Les pistes émergent au fil des résonances de chacun. C'est comme si cet espace permettait de retrouver des ressources face à la tourmente et ainsi d'être plus créatifs ensemble.

Repères :
• On ne commande pas le changement, on lui fait de la place.
• Prendre du temps pour soi permet de retrouver ses priorités essentielles. C'est un temps gagné sur l'usure et les blocages qui épuisent.
• Un groupe de pairs à l'écart des défis habituels du management est une source d'innovation continue.

A l'abri des figures imposées, cet espace peut alors prendre des formes multiples : des instants ressource en groupe de pairs, des moments de controverse professionnelle, d'échange « pour rien » mais propices à l'émergence, au jeu, à l'expérimentation, à l'erreur, à la création en continu.

Bibliographie conseillée :
Kourilsky Françoise, Du désir au plaisir de changer, Dunod, 3e édition 2004
Singer Christiane, Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? Albin Michel, 2001

ENTREPRISE - mode d'emploi
Savoir gérer sa vie quotidienne au travail
Sous la direction d'Émilie Devienne
16 illustrations humoristiques de Boll
14 x 22 cm, 312 pages, broché, 22 €