Suite de la contribution intimiste et buisonnière pour cet ouvrage du peuple coach. Un grand livre qui se voulait comme un "guide du routard" pour randonner sur les chemins de l'accompagnement.
Alors, après les troubles de l'attachement avec Tristan, j'ai aimé choisir ici une danse en compagnie de Marianne. Le temps de dénouer un ruban de velours…
Partie 2 - MARIANNE
Marianne accompagne des équipes dirigeantes. Et depuis sa première séance, cet hiver, elle me fait la même demande : « Apprendre à lâcher le masculin pour faire de la place au féminin. » La même demande sous différentes formes : quitter les rapports de force avec ses clients, lâcher son besoin de contrôle, abandonner son désir de pouvoir sur les autres…
Pour cela, elle apportait jusqu'alors le récit de ses impasses et ses tentatives avec des managers ou des dirigeants. Mais, aujourd'hui, Marianne est encore en vacances. Alors elle est venue sans problème ni situation : « C'est une séance rien que pour moi ! » m'a-t-elle annoncé en entrant. « Je lâche ainsi le contrôle pour vivre le plaisir de l'émergence ! » a-t-elle ajouté avec un clin d'œil complice.
Ni problème ni demande. Je demande au coach d'apporter en séance une ou plusieurs situations à travailler. Nous détricotons alors sa relation avec son client, nous explorons ses résonances personnelles, ses projections ou les jugements qui freinent le contact ou créent l'impasse. Et, souvent, les blocages se répètent avec moi, comme par contagion, car leur source est profonde. Nous sommes alors comme deux chercheurs qui, dans le jeu de nos résonances, remontons vers cette source.
Avec Marianne, j'ai aussi appris que le travail peut se faire sans le détour d'une situation.
Je me souviens ainsi du jeu proposé dès la première séance pour « lâcher le besoin de contrôle » : debout, face à face, regard dans le regard, chacun nommait tour à tour, une à une, les pensées, les émotions, les sensations qui émergeaient en présence de l'autre. Un jeu délicat qui permet au coach de prendre conscience de ses évitements, des jugements qui bâillonnent sa parole. Et aussi d'expérimenter ce plaisir de l'émergence que Marianne évoque aujourd'hui.
« Dénouer le ruban dans mes cheveux »
Marianne est assise devant moi. Elle porte une robe en coton imprimé. Le soleil de l'été a laissé sur ses épaules son empreinte couleur de miel. La table nous sépare. Elle pousse la théière et les tasses sur le côté puis prend le bouteille d'eau sur le plateau. Elle ôte le bouchon, le pose sur la table. En silence, comme absorbée par cette expérience improvisée : elle a envie de m'offrir de l'eau. Et ainsi inverser le rituel avec lequel, autour d'un thé vert ou brun, fleuri ou fumé, je l'accueille d'habitude.
Elle verse l'eau puis me tend le verre. Tremblement presque imperceptible de sa main. Je bois d'un trait. Échange de regards. Et toujours le silence, dense. Je lui demande :
- Voulez-vous mettre des mots sur ce que vous vivez ?
- Oui, bien sûr. J'ai l'impression de vous réconcilier avec le masculin, déclare-t-elle en souriant.
- Il s'agit d'abord de vous, Marianne.
- Oui, mais j'aime imaginer que c'est initiatique pour vous aussi, n'est-ce pas ? J'ai aussi aimé frôler vos doigts, reprend-elle après un silence. C'était sensuel !
Je me souviens alors que, l'instant d'avant, elle entourait le verre tendu de toute sa main qui tremblait. J'ai voulu éviter le contact, mais mes doigts ont frôlé les siens.
- J'aimerais aller un pas plus loin avec vous, poursuit-elle avec malice.
Je recule brusquement. Je me demande si c'est un jeu ou de la provocation !
- Vous inviter, par exemple, à dénouer le ruban dans mes cheveux, ajoute-t-elle en passant sa main dans sa nuque.
Une initiation mutuelle. Il est vrai que Marianne « m'initie » ! Elle m'initie tout autant qu'elle apprend à investir ses facettes opposées, ses désirs et ses peurs. Je me rappelle notre séance d'avant l'été sur les rapports de force, les relations de domination/soumission. Elle redoutait son besoin de prendre le pouvoir sur les autres, y compris sur moi. Alors pour assumer ce besoin, et ainsi le dépasser plutôt que l'éviter, je lui ai proposé un jeu : chacun de nous, tour à tour, devait provoquer ou confronter l'autre jusqu'à toucher une limite. Quand elle m'a interrogé sur mes fantasmes, j'ai dû dire « stop ! » L'expérience s'est arrêtée là. Et c'est comme si aujourd'hui Marianne voulait poursuivre ce jeu sur un autre registre !
« Il n'y aura ni violent ni tendre délit ! »
Le soleil éclaire son visage. Je remarque le ruban de velours noir mêlé à ses cheveux, noué avec élégance et tombant sur sa nuque.
Je lui confie alors :
- Pour moi, ça frôlerait la caresse érotique plutôt que la sensualité !
- C'est vous qui mettez de l'ambiguïté ici, réplique-t-elle du tac au tac.
- Alors, dites vous que c'est moi qui pose les limites. Et ce sera « initiatique » pour vous aussi de laisser ce rôle à l'homme, juste un instant !
Silence épais. Son regard s'assombrit puis elle lâche :
- La neutralité du coach est une belle illusion !
- Que voulez-vous dire ?
- Vous m'avez appris à nommer et à amplifier ce qui naît ici dans l'entre-nous pour l'utiliser autrement avec mes clients. Et aujourd'hui vous restez dans l'entre-deux ! Vous savez pourtant, qu'entre vous et moi, il n'y aura ni violent ni tendre délit !
Un cadre pour le désir. Marianne me rappelle ici le cadre que j'ai posé pour travailler avec elle sur l'agressivité et le désir. Car ces deux élans animent la relation d'accompagnement, en supervision comme en coaching. Mais le désir reste bien souvent une peur et un tabou pour les coachs. Sans doute parce qu'il est réduit à la sexualité. L'excès d'outils et les protocoles cliniques semblent autant de protections contre cette peur. Mais les techniques sont inefficaces ici.
La meilleure protection c'est d'abord la conscience de ce qui se joue ici : le superviseur n'est pas un psy, mais comme un psy, il sait qu'il n'est qu'un objet pour l'autre. Objet de désir ou de rejet qui est mis au rebut à l'issue du travail.
La protection c'est aussi la règle explicite du non-passage à l'acte. Cette règle une fois posée, l'agressivité ou le désir peuvent être mis en mouvement. Alors peut surgir, inattendue, la mémoire ancienne des répétitions qui enferment. C'est à cela que Marianne m'invite aujourd'hui.
« Un conseil de psy ? »
- Marianne, je crois que depuis notre première rencontre j'évite le contact avec vous. Et peut-être le cherchez-vous car je l'évite ? Alors, pour aller plus loin, je vous propose de vous embrasser.
Je marque une pause. Et cette fois c'est elle qui recule, brusquement. Je la regarde amusé puis j'ajoute :
- Vous embrasser sur la joue, quand vous partirez.
Surprise, elle reste silencieuse. Émue aussi. Comme cette toute première fois où, en lui offrant du thé, je lui ai dit : « Laissez moi prendre soin de vous, juste un instant. » Ses larmes avaient soudain surgi sans qu'elle comprenne pourquoi.
C'est ce même élan, dans un « entre-deux » ni sensuel ni érotique, simplement la tendresse, qui me suggère un baiser sur la joue et qui la trouble de nouveau.
Et, cette fois, c'est une bulle de mémoire qui surgit du passé. Marianne évoque son histoire personnelle. Un épisode très ancien, sensible, refoulé, sous le signe de l'absence du père. Une histoire qui éclaire son besoin de jouer le rôle de l'homme dans chaque relation. Comme la quête d'une part manquante.
Elle me demande alors « un conseil de psy ». Mais ni conseil ni psy, je questionne simplement son désir à elle, pour elle, aujourd'hui. Long silence. Elle aimerait, me dit-elle, « aller à la recherche de cette part manquante, retrouver sa trace, renouer ainsi avec une partie de ses racines. »
Quand Marianne s'est levée pour partir, j'ai posé un baiser sur sa joue et, émue, elle m'a dit : « Merci de m'aider à dénouer le ruban de mon histoire. »
Résistances. Avec le recul, j'aime imaginer que si Marianne veut reprendre le jeu interrompu pendant l'été, c'est qu'elle sait aussi ce qui freine ou empêche le contact : mes jugements, mes projections et mes craintes devant ce qui se crée dans « l'entre-nous ».
Et, si elle m'invite à ajouter le geste et le toucher à ce jeu des limites, c'est qu'elle s'est aussi initiée au travail sur les peurs et les ombres : nommer, confronter, amplifier ce que l'autre redoute pour aller au-delà de la peur.
Enfin, si elle me rappelle la règle du jeu pour « aller plus loin », c'est qu'elle sait l'importance d'un cadre protecteur pour cheminer ensemble.
Ainsi Marianne m'accompagne tout autant que je l'accompagne. J'aime aussi imaginer qu'elle me supervise tout autant que je la supervise ! Car la supervision réside non pas dans une vision supérieure, mais simplement dans le plaisir de cheminer en compagnie de l'autre, dans la curiosité de découvrir ce qui appartient à l'autre et à soi, dans la présence à ce qui émerge.
Marianne vient chaque mois. Avec ou sans demande. Toujours dans l'impatience. Je l'entends courir de la cour pavée jusqu'ici. Et, pendant deux heures, le temps des horloges semble s'arrêter. Nous avions une séance hier après midi. Elle me dit que ses recherches pour retrouver « la part manquante » ne pourront aboutir. Mais, entériner le manque lui permet d'être plus au contact de ses besoins et de les nourrir en conscience. Ainsi elle a repris le piano et entrepris l'écriture d'un livre. L'art est sa manière de sublimer le manque.
Marianne assume aussi son ambivalence et aime investir chacune de ses facettes : le féminin et le masculin, le doux et le confrontant, la faculté de prendre soin des autres et le goût pour les rapports de force. Car les deux dynamiques coexistent dans l'entreprise et les dirigeants la sollicitent sur ces deux versants ! D'un côté pour animer des groupes de parole avec des managers déboussolés ou épuisés ; et, de l'autre côté, pour confronter ceux qui aiment soumettre ou harceler et ainsi tenter de sortir des jeux pervers qui se trament dans les coulisses des organisations.
CONCLUSION : L'étrange désir de superviser
Si j'ai la passion d'accompagner ceux qui accompagnent, c'est que j'aime tant découvrir l'autre dans sa singularité et me découvrir en sa présence, prendre soin de cet autre singulier, le chahuter, jouer et vagabonder aux lisières de l'inattendu, m'égarer dans l'inconnu, me laisser chambouler par son histoire et guider dans ses impasses, créer ensemble de l'inédit. Et aussi être là, simplement présent, savourer le plaisir de la compagnie de l'autre, d'être à être, d'âme à âme.
La supervision est pour moi l'école buissonnière du coaching. Une école de création et de liberté. Et si dans l'imaginaire du coach, la supervision suppose une supériorité d'expérience, j'aime savoir que c'est dans le non savoir, l'inexpérience, l'inexploré, l'incertain, sur les chemins de traverse, que nous nous rencontrons, apprenons et créons ensemble.
Et, quand un coach vient avec l'envie de s'enrichir de nouvelles théories ou de nouveaux outils, j'aime aller dans ces espaces où son client l'emmène, là où les théories n'ont plus cours. J'aime alors l'initier à l'outil qu'il est lui-même pour celui qu'il accompagne, dans ses multiples dimensions, vivante, intuitive, sensorielle et sensible, avec ses failles comme autant de prises pour lâcher prise, avec ses doutes, ses limites et ses ombres pour richesse.
Car, dans l'entreprise, c'est aussi à l'écart des sentiers battus et des théories, que nos clients aiment cheminer et créer en notre compagnie.
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En photo : L’école buissonnière © HEPS VEYRUNE