03
JUN 13

Un chasseur a tué un lapin

- L'intime et l'étranger. La puissance de vieillir. Dites, ces livres-là, posés sous mon nez au pied de votre divan, pourquoi vous les changez parfois ou souvent ?
- …
- C'est un peu comme les pub qui tournent en bord de périph ! C'est le dehors qui agresse le dedans alors ! C'est l'étranger qui intruse l'intime. Pourtant, la pub c'est pas trop votre truc, hein !?
- …
Et soudain je pouffe de rire. Et je crois bien qu'elle rigole là derrière moi. Par contagion ou comme si j'avais trouvé un truc, une formule, pour la toucher enfin. Mais si je lui dis ça, elle va me renvoyer la question, genre : « Et votre mère, vous aimiez la faire rire ? » J'essaie pourtant :
- Je crois que là, vous rigolez un peu, non ?
- …
- Vous vous souvenez peut-être, la dernière fois, à la fin de la séance, je vous demandais comment ajouter du rire aux larmes ? Comment trouver la recette de l'humour ? C'est là que vous m'avez mis à la porte hélas. Tout ça parce que la séance était finie ! Alors que ça devenait enfin passionnant. C'est plutôt sadique vos scansions, non ?

- …
Toujours pas un mot d'elle. Aucun modèle ici ! Alors je continue :
- Mais bizarrement, depuis cette séance-là, je commence à ajouter du comique au tragique ! Et je crois que j'adore ça. Il parait qu'un bon stock d'angoisses et d'agressivité latente, la mélancolie et le drame, tout ça c'est un bon terreau pour l'humour et la dérision. C'est Charlotte qui a partagé un article là-dessus sur face de book.
- …
Et elle ne dit toujours rien ! Peut-être parce que là, je l'empêche d'en placer une aussi. Et je continue mes associations libres. Sans trop me censurer, sans trop savoir où ça me mènera, car elle dit que c'est la seule règle en analyse. Et que si je me censure, c'est une défense. Et puis ça ajoute du piment à l'analyse. Enfin, le piment, c'est moi qui l'ajoute ici. Comme dans la cuisine créole.
Un truc énorme que je censure avec elle, c'est quand juste avant d'ouvrir sa porte, je crois deviner qu'elle est allée aux toilettes. Je le sais parce que ça pue la bombe anti-caca. Un jour peut-être j'oserais lui lâcher ça. Ça doit parler de moi ce truc énorme. Et là, j'aime bien continuer mon babillage même si j'ai plein d'autres sujets douloureux et dramatiques à traiter au fond aujourd'hui :
- Hier, au beau milieu d'une séance en groupe avec Eva, je me suis mis soudain à chanter : Ce matin, un lapin a tué un chasseur. Et avec les gestes et des mimiques à la Chantal Goya ! Vous savez, je croyais que je chantais faux, mais pas du tout au fond. Et c'était à un moment critique : un coach nous racontait comment il se coinçait dans sa vie ; tout à la fois lapin et chasseur. Il disait qu'il se posait lui-même un collet autour du cou, à la sortie de son terrier. Eva venait de lâcher un truc énorme, je trouve : « On passe parfois sa vie à se protéger de la mort et ainsi à ne pas vivre. » Et ce coach il a rebondi sur cette phrase-là. Et alors il a parlé de sa rage intime. Sa rage contre nous, contre tous ceux qui l'entouraient, étrangers de l'instant, ici et ailleurs. Il a mon âge, je crois. Et il disait qu'il avait envie de vivre. C'est peut-être ça aussi "la puissance de vieillir" ? Je l'ai accompagné un instant autour de sa métaphore du lapin et du chasseur. Et puis Eva a pris le relais, genre qui communique d'inconscient à inconscient ! Ça parlait alors et aussi de l'intime et de l'étranger. Et d'une promenade mélancolique dans un cimetière, à la recherche des traces de soi.
Finalement, vos livres, là, ils ont un lien profond avec ce que j'apporte ! Vous aussi vous êtes un peu fée ou sorcière, non ?
- …
- Oui, je sais bien que l'enfant fantasme sa maman avec des super pouvoirs, magiques ou maléfiques. Et que là, alors, je dois être en plein transfert avec vous !?

***

Photo : Le livre posé ce jour-là au pied du divan : L'intime et l'étranger. Nouvelle revue de Psychanalyse.