26
OCT 13

Accompagnement compagnon

Vous glissez une, deux, trois pièces jaunes dans la machine. Vous choisissez Café en grains. Court. Sans sucre.
Silence. Vous attendez. Long silence. Mais rien ! Vraiment plus rien ne se passe.

C'est quand la machine à café ne donne plus de café qu'elle commence à exister !

Comme l'écho aussi, au 
cœur d'une montagne pourtant familière : vous criez et puis rien ne vient.

C'est ainsi que
Jean Marie von Kaenel, psychanalyste voisin et ami, aime évoquer "l'art de l'absence" en séance : cesser de donner au client le si familier qu'il vient chercher, qu'il attend, qu'il veut répéter. Car la répétition c'est mortel au fond.

C'était vendredi dernier à l'Atelier des Jardiniers, sur les chemins de rencontre entre psychanalyse contemporaine et coaching. Un atelier singulier imaginé avec Eva et pour des coachs qui, comme nous, aiment bien revenir aux sources : L'espace analytique en coaching.

Et c'est autour de son expérience de longtemps et avec les adulescents que Jean Marie von Kaenel a aimé tisser des liens vivants avec nous et entre nos métiers.
Ainsi ce n'est ni l'adolescent ni ses parents qui prennent en charge le coût des séances, mais l'institution ; comme en coaching d'entreprise au fond.
La durée est toujours limitée ici aussi ; après 21 ans la prise en charge n'est plus possible.
Et les adolescents ne s'allongent pas sur le divan.
Mais ce n'est pas en face à face que J-M von Kaenel accompagne chacun d'eux, c'est côte à côte. Sans l'encombrement des visages alors. Et le regard porté vers l'avant. Accompagnement compagnon.
Et cet accompagnement-là, c'est l'expérience du lien, nouveau, non endommagé. Avec les ingrédients précieux de l'analyse : les associations libres, le travail des rêves ou la rêverie éveillée, l'inconscient et l'inattendu, les voyages dans le temps...
Tous ces ingrédients accessibles aussi aux coachs qui prennent soin d'un travail en profondeur et en continu, par-delà l'école et la thérapie.


Jean Marie von Kaenel est aussi écrivain, alors il a aimé partager au cours de cette journée des instants de séance avec nous.
Extrait :

Le premier rendez.

Nous sommes face à face.
J'interroge d'abord la présence, celle qui s'adresse à moi et dont j'apprécie tant l'impénétrabilité radieuse qu'il impose à mon regard.
J'écoute d'abord un corps, son inscription dans mon espace familier.
J'observe les effets qu'il suscite dans cet espace. Ici ou là, je soutiens mon regard pour mieux saisir le poids qu'il porte en son dedans.
Au fil des premières minutes, l'œuvre de sa présence vient à s'affirmer progressivement, elle s'érode, se creuse ou se disperse. Elle éclate en quelque sorte.
L'abstraction issue de la première fulgurance de mon regard sur ce corps se concrétise lentement: apparaissent des éclatements, territoires ou démembrements singuliers. Je perçois des contours ou des gestes insistants, des entrelacements de doigts, des noeuds, des érosions, peut-être même des vides, ici une pâleur, une couleur…
J'observe simplement ce corps en ma présence, qui me regarde autant que le mien le regarde et s'ajuste – deux corps en exil que la parole de l'un et l'écoute de l'autre vont inexorablement rapprocher. C'est une première alliance tragique, un préalable qui doit nécessairement s'opérer pour assurer l'authenticité de mon écoute.
Puis vient à moi le souffle et la voix, une buccalité d'abord avant qu'elle ne devienne une bouche, une substance avant qu'elle ne devienne une pensée. Bientôt surgit le travail de l'image dont la substance sonore s'adresse à moi.
Une Psyché se déroule et s'étend bien avant que le sujet s'allonge.

Jean Marie von Kaenel

***

Et puis, si vous aimez, il y a ce texte aussi : 

Ma prochaine patiente est en retard. Je prends le temps de laisser filer les images de cette matinée, en partie troublé par les effets d’entrecroisement entre la production de mes patients et la mienne - aujourd’hui, l’espace semble avoir guidé nos associations communes. 
Est-ce un effet de ma relecture récente de Lucrèce qui définit si bien le dispositif de travail qui s’accomplit ici ?
« Quand la matière est prête en abondance, quand le lieu est à portée, que nulle chose, nulle raison ne s’y oppose, il est évident que les choses doivent prendre forme et arriver à leur terme »
On sonne à ma porte.
16.20 - j’ouvre la porte pour l’accueillir.
- « Je suis vraiment désolée »
- « c’est moi qui suis désolé pour vous »
Elle s’allonge nerveusement sur mon divan - après avoir ostensiblement déposé son sac sur le fauteuil qui me fait face. Un sac à main en peau de bête  - la bête n’est guère identifiable mais l’objet ne m’inspire aucune sympathie - non pas la bête, mais l’usage qui lui fut réservé. Ce sac est nouveau ? Un nouvel achat ?
Surtout, l’objet est incongru. Et pour cause. Lors de notre premier entretien préliminaire, cette patiente me rapportait qu’elle avait récemment sollicité un rendez-vous chez une analyste sur le divan de laquelle elle avait aperçu qu’une peau de « vache » avait été déroulée pour accueillir les analysants.
Elle avait décidé de ne pas donner suite à sa rencontre - encombrée, me disait-elle, par certaines associations « prémonitoires » : - « elle aura ma peau » « cette analyste est une peau de vache... ».
Le velours de mon divan semble lui avoir permis d’amorcer plus sereinement son analyse.
Mon regard perplexe s’appesantit sur le sac de ma patiente, j’entends sa voix, aigüe, comme une colère qui cherche son objet et qui s’irrite de ne pas le trouver.
J’aperçois ses bras qui se soulèvent, dessinent des figures incohérentes. Elle soulève ses cheveux, puis passent les mains sur son visage et relève à nouveaux ses cheveux.... puis repasse sur son visage, en explore les détails....  elle parle mais rien ne me parvient..
Je vois...  mais je ne comprends rien...  tout se passant comme si je me trouvais placé en position de voir sans comprendre.
Je décide d’intervenir ne serait-ce que pour sortir de ma propre surdité
- « Vous êtes affolée ? »
- « je ne comprends pas votre question ? »
- « Qu’est ce qui vous affole ? »
- « Rien, je ne comprends pas votre question ? »
Un long silence succède à sa réponse et je m’efforce de tenir le mien.
Son retard, le sac à main et le remémoration qu’il suscite en moi, l’agitation motrice, ma propre surdité ou plus simplement ma propre incapacité provisoire à pouvoir entendre ou supporter ce qu’elle disait... tout cela semble construire une scène dont je peux simplement dire qu’elle est violente et privé de sens.
Elle sort de son silence.
- « Bon si j’ai si mal dormi, ce n’est sans doute pas à cause de mon ami mais peut-être à cause du rêve qui m’a réveillé - ce n’était pas un cauchemar, mais il m’a tout de même réveillée, je ne comprends pas que ce rêve ait pu me réveiller - il est simple et agréable, je dansais avec une femme et j’ai surtout bien conscience dans le rêve que c’était un pas de deux, je ne sais pas pourquoi »
Je reprends
- « Pas de deux ? »
Elle me répond après un bref silence
- « Pas de deux... c’est à dire, comment l’entendez vous ? »
- « Comme vous »
- « Oui...  c’est drôle, on peut l’entendre comme la négation de deux »
Un très long silence succède à son observation. Une élaboration vient de s’amorcer.
- « Bien...,  à vendredi »
Elle s’éloigne vers la porte. Je la rends attentive sur le fait qu’elle venait d’oublier quelque chose: son sac à main.  Décidément, encombrerait-il également ma patiente ?

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Il est 16.45. Je m’accorde une pause - cette liaison entre le sac à main de cette patiente et le jeu de mot contenu dans son rêve se prolonge comme un échos discret.
Cette jeune patiente s’était adressée à moi au motif d’une pensée obsédante qui la poursuivait: celle de la mort. La présence de cette pensée l’encombrait d’autant plus qu’elle avait orienté sa carrière médicale vers une spécialité: la maternité, les accouchements. Le début de son analyse avait fait apparaître la puissance redoutée par elle de l’image maternelle dont elle ne parvint à se dégager jusqu’ici que par une rupture avec sa mère.
Je m’amuse un instant à laisser libre court à mes pensées autour de ce sac à main de peau, autour de sa symbolique féminine... et sur fond de cette évocation d’une analyste femme que cette patiente s’était empressée de fuir au motif qu’elle pourrait lui être nuisible.

Jean Marie von Kaenel