Des fois il me raconte des histoires de biches et de chevreuils dans les sous-bois et à l'orée des forêts. Et ça m'émerveille alors.
Il dit que les chevreuils sont des animaux délicats, contrairement aux cerfs ; ils cherchent les nourritures les plus fines, ils ne broutent pas indifféremment toutes les herbes… Ils sont les jardiniers de leur territoire.
C'est lui qui avait sonné très tôt un matin de l'hiver avec dans ses cheveux trois flocons de neige. Il avait traversé la tempête à vélo pour venir jusqu'ici.
Et là il me dit que lorsqu'il découvre parfois, au cœur d'une parcelle, des châtaigniers blessés ou des charmes malades alors ça lui fait mal au fond. Mais il ajoute qu'il connaît bien et d'emblée les remèdes pour ces blessures et ces maux-là. Il est le médecin des forêts.
Mais il dit qu'il doit diriger ceux qui prennent soin de ces arbres-là et de toutes les parcelles autour des châteaux royaux, à des lieues de la ville monstre. Il sait bien aussi que vouloir diriger les forestiers c'est impossible. Pédagogie noire ou blanche, monitorat ou tutorat… Il a déjà tout essayé.
Un jour il m'a raconté que la femme qu'il aime est médecin à la ville. Et qu'elle ne donne pas vraiment de médicaments ; parce que c'est elle, plutôt, le médicament ! Et il trouve que nos métiers, à elle et moi, se ressemblent un peu au fond. Alors il me vient une idée.
- J'ai une idée, je lui dis.
- Dites-moi ! il me répond.
- Avez-vous essayé d'animer avec eux un groupe d'analyse, genre groupe Balint ?
Il reste silencieux un long instant.
- C'est de l'analyse sans divan, j'ajoute. Associations libres, souvenirs oubliés, savoirs secrets alors… ce serait comme ici mais en groupe, entre medécins des forêts.
Il me regarde toujours silencieux. Alors je me dis que, là, j'ai voulu faire mon malin ! Et c'est comme si je lui donnais un médicament. Et puis je me rappelle qu'il était enfant unique et alors peut-être que le groupe c'est pas son truc au fond ?
- Mon épouse m'a aussi raconté cette manière singulière pour ceux qui soignent de cheminer ensemble, lâche-t-il soudain. Mais jamais je n'avais pensé à ça.
Il a alors parlé un peu de ses doutes : l'atelier, ici, comme un lieu réservé pour ce type de travail.
C'était la fin de la séance. Et il est parti comme ça.
Je dois faire un sacré transfert sur lui car, après cette séance, j'ai failli lui envoyer un de mes articles sur les "Groupes d'Analyse de Pratiques", les GAP's, ma manière ancienne pour le coaching en groupe avec les métiers impossibles, ceux qui soignent ou ceux qui gouvernent.
Mais là, aujourd'hui, c'est bien autre chose au fond : le laisser inventer sa pratique à lui, à partir de cette ambiance singulière, libre et ouverte, loin des outils et des théories. De l'analyse en groupe plutôt qu'un groupe d'analyse de pratiques. Alors j'ai lâché finalement.
Et puis à la séance d'après il m'a raconté ce qu'il a essayé avec les compagnons forestiers. Il leur a proposé de laisser l'Algeco et la salle de réunion, avec au-dedans toutes les tables et les chaises et le barda moderne, le barco et l'ordi. Et puis ils ont marché jusqu'au cœur d'une forêt domaniale. Ils se sont posés au pied d'un vieux chêne et là, chacun a parlé comme ça venait. Et lui, sans filet ni fil d'Ariane ; ni tableau noir ni tableau blanc. Ils se sont raconté des histoires, ils ont parlé des arbres et de leurs maux, des savoirs anciens et oubliés, des tours de main inédits et de chacun…
Et lui alors, il n'a pas eu besoin de se la jouer. Ni manager impossible ni piètre pédagogue. Ni même médecin-chef !
- Et ça ressemblait à l'ambiance d'ici, dit-il. Mais à plusieurs. Et j'ai envie de recommencer.
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