30
MAR 14

S'abandonner à vivre

Ce livre-là je ne l'ai pas choisi pour son titre ; parce que le verbe abandonner se conjugue à toutes les peurs au fond. Je t'abandonne, tu m'abandonnes
Ce qui m'a accroché c'est plutôt la chute de la quatrième de couverture : "Et ils auraient mieux fait de rester au lit." 
C'est comme chaque nouvelle, légère ou noire, de ce livre de Sylvain TESSON, écrivain-voyageur : ça finit toujours dans les délices de l'inattendu ou 
de l'absurde ; à l'H.P ou sur un trottoir ; sous le plafond du ciel ou dans un crash ; dans un train, avec une infirmière de campagne ou au bord de la mer, avec les fées

Et j'ai aimé m'abandonner à lire ; du début jusqu'à la chute. 

 

Extraits

"Encore dix minutes et le réveil va sonner et je n'aurai même pas eu la force de me lever pour boire ce foutu verre de lait et la pluie rince l'aube après avoir lavé la nuit et elle n'a pas cessé une seconde et Marianne est là, divinement endormie, et à la première sonnerie elle va se retourner, me passer le bras autour du torse et me demander si j'ai passé une bonne nuit.
- Tu as passé une bonne nuit, mon chéri ?
- Toujours, ma chérie, près de toi, toujours... je t'aime et tu m'apaises."

*

"Rémi et Caroline ? Des Parisiens de quarante ans du genre de ces héros de romans écrits par des Parisiens de quarante ans. Je les ai connus tous les deux, bien avant leur rencontre, avant que tout le monde ne prenne l'habitude de dire "Rémi et Caroline", de ne jamais dire "Rémi" sans ajouter "et Caroline" ni de prononcer le nom de Caroline sans y associer "Rémi". Rémi & Caroline ça aurait fait un bon nom de restaurant bio."

*

"La poste est un service public qui ne tient pas compte des remords de ses utilisateurs. Quand vous jetez la lettre, vous jetez les dés. Les fentes d'une boîte sont à sens unique et les lettres, comme les morts, voyagent vers leur sort : vous les ensevelissez, elles ne reviennent pas de ce petit tombeau jaune."

*

"Je n'ai jamais aimé faire l'amour dans la nature. Les étreintes de plein air me dégoûtent. Le foin pique la peau, l'herbe marque le gras des cuisses, le soleil brûle le dos, les buissons hypocrites camouflent les voyeurs, et même la tente n'est d'aucun secours avec son nylon qui colle à la peau. Je me souviens d'un jour à Oxford : elle était anglaise et le gazon grattait, nous étions sous un saule, près d'un embarcadère. Je m'aperçus soudain qu'une famille de colverts nous matait et j'en fus plus gêné que si c'était ma mère."

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"Rien de pire que de se faire brûler la politesse. On s'imagine être le premier, un salaud vous a précédé. Des filles prétendument vierges sont ainsi mortes sous les coups d'amants qui se pensaient défricheurs. Ces brutes ont cependant des circonstances atténuantes : imaginez Armstrong descendant de l'échelle du module et trouvant une trace de pas dans la poussière lunaire menant à un drapeau rouge frappé du marteau et de la faucille ! Ou bien un couple adamique devant un pommier déjà pillé…"

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Sylvain Tesson - S'abandonner à vivre - Gallimard - Janvier 2014