09
JUI 14

Me retourner

- Parfois j'aimerais bien me tourner vers vous, je lui dis.
- …
- Ça fait plusieurs fois que je pense à ça sans vraiment oser vous le dire. Mais je ne sais pas si c'est possible ou interdit au fond ? Parce que la première fois, quand je me suis allongé là, vous ne m'avez pas donné le mode d'emploi ni les limites.
- …
- Ni après ni jamais d'ailleurs !
- La question c'est pourquoi vous voulez faire ça ? elle me dit, là, derrière moi.
- Je sais pas trop ! Mais vous l'avez peut-être remarqué, je lui dis, en tournant un peu la tête vers elle, parfois j'essaie de tourner un peu la tête vers vous.
- …
- Mais je me tords le cou ! 
Ça fait mal, alors j'essaie d'arrêter ça.
 

- Le divan c'est pour associer librement, à partir de votre monde intérieur, elle dit. Sans trop de détour par l'extérieur. Et puis analyser, découvrir ainsi ce qui joue en vous, elle ajoute.
- …
Là, c'est moi qui reste silencieux un instant. Parce que ça me décale ces mots-là : "ce qui joue en vous".
- Ce qui joue en moi ! C'est étonnant ces mots-là, je lui dis. C'est tellement différent de ce que, moi, je cherche toujours : ce qui se joue entre nous, avec l'autre. C'est plutôt ça mon fil d'Ariane d'habitude, ici et puis aussi, en séance, quand j'accompagne.
- …
- Mais là vous ne m'offrez pas de prise. Aucune prise à mes jeux préférés ! Et ça me fait penser au cinéma alors.
- …
- Oui, le mur blanc là, devant moi, c'est comme un écran sur lequel je peux projetter mon cinéma intérieur. Genre mélodrame ou thriller, comédie sociale ou série B !
- …
- Et là, je pense à un film de Tarantino : Pulp Fiction.
- …
Elle dit rien mais je crois percevoir un murmure, comme un encouragement, parce que chaque fois que je lui parle d'un film, c'est comme si elle connaissait. Enfin, c'est ce que j'imagine d'elle alors. Et je continue :
- Sur l'affiche du film, il y a Uma Thurman. Brune, pulpeuse, avec une frange. Ongles rouges et rouge à lèvres. Elle est allongée sur un canapé. Lascive et sur le ventre. Jambes croisées et pieds vers le ciel. Elle tient une cigarette, je crois. Et il y a une arme de poing aussi devant elle.
- …
- C'est étrange, c'est tellement incongru cette évocation-là, ici, je lui dis.
- …
- Parce que c'est carrément érotique sa position, je trouve.
- …
- Et pourtant rien n'invite à l'érotisme ici !?
- Regarder la mère, c'était tout à la fois un désir et un interdit, vous avez dit, tout à l'heure.
- J'ai entendu regarder la mer ! je lui dis, comme une diversion poétique.

Je fais diversion parce qu'elle me ramène là au tout début de la séance ; quand j'ai dit que c'était difficile pour moi de la regarder, elle, quand j'arrive. Et puis aussi comment je suis gêné au fond, quand, à la fin d'une sance parfois, je n'ai pas fait l'appoint ; je la vois alors ouvrir son sac à main et puis chercher un billet au fond de son porte-monnaie. Et moi je la regarde en coin ou par en dessous. 
Parce que pour moi, dans l'enfance, tout était caché ou fermé à clé, sous le sceau du secret ou du péché. Et c'est pour ça sans doute que j'aime écrire sur les coulisses et l'intimité du coaching.

L'intimité de la mère ! elle m'a dit alors. Et ça m'a rappelé l'histoire que je préfère dans mon premier livre : "Qu'y-a-t-il dans le sac d'une femme ?" L'histoire de cette femme qui me mettait son sac grand ouvert sous mon nez et qui, au milieu de ses tubes de rouge à lèvres, miroirs de poche, tampons intimes et coupe-ongles, cherchait un stylo qu'elle n'avait pas.

Et là, elle, derrière moi, je l'ai prévenue en m'allongeant : aujourd'hui je n'ai pas eu, je n'ai pas pris le temps de faire la monnaie !
- Et là, maintenant, c'est l'heure, elle me dit.

***