C'est bizzare, j'ai oublié où et quand j'ai acheté ce livre-là. Un peu comme Alcide Chapireau, le personnage central de ce roman, qui ne sait plus vraiment ni quand ni pourquoi il a tué Laura, sa deuxième femme.
Moi, je me souviens juste que je venais de terminer un recueil de nouvelles d'Agnès Desarthes. Et les nouvelles, quand c'est bien fait, ça me donne une envie goulue de plonger dans un roman juste après. Ce qui m'a d'abord accroché dans ce livre de Fottorino c'est à la fois le titre - un seul mot qui claque comme un polar, mais c'est pas un polar - et puis la quatrième de couverture, juste deux phases : "Toutes les femmes attendent le grand amour. Ta mère cherchait son assassin."
Ainsi dans ce roman-là, on sait d'emblée qu'il va y avoir un meurtre. Et pourtant ça commence comme une romance en bord de mer, comme un conte de fées. Mais très vite la fée elle se met à dérailler, un peu, beaucoup, à détester et rejeter les enfants d’Alcide qui se laisse faire. Alors la romance devient l'histoire d'une torture intime, psychique ; un vrai cauchemar.
Et ce qui m'a encore accroché au fil des pages c'est que dans la vie,Noli me tangeree la barbarie familière et en huis clos, moi j'essaie de faire le médiateur ou le casque bleu, comme par réflexe ancien et pour prendre un rôle actif plutôt que rester témoin ; mais dans un livre ou dans un film avec plein de violence ordinaire et de bagarres, c'est pas possible ! Alors je m'identifie à la victime... ou à l'assassin. Et ça m'engloutit au fil des pages.
Mais même sans ça, ce livre-là est intense, flippant. Faut faire des pauses, souvent. Ça tombe bien, les chapitres sont courts. Un chaque soir ça suffit, je trouve.
C'est comme les gouttes de venin dans le sourire de Laura. La femme, comme le disait Freud, peut être la génitrice, la compagne ou la destructrice. Cette femme-là est les trois à la fois.
Quelques extraits :
Un soir, elle l'attendait assise au bord du lit. Elle n'avait gardé qu'une paire de bas et don collier d'ambre. Sur sa poitrine entièrement nue dansait une constellation de taches rousses pareilles à de petites flammes. Cette vision avait attisé son désir. Il l'avait dévisagée l'air interrogateur. Elle lui avait fait signe d'approcher. Le coeur au bord d'exploser, il s'était agenouillé à ses pieds. Laura s'était allongée doucement, avait ouvert ses cuisses. Chapireau avait cueilli une fraise rouge et tiède venue de son enfance.
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La vie avait repris son cours. Chapireau se persuada qu'il avait rêvé. Il savait pourtant l'essentiel sur Laura. Le doux elle le durcissait. Le chaud elle le refroidissait. Le beau elle le salissait. Comme d'autres ont le vin gai, elle avait l'amour triste.
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Il est possible que les lieux et les objets pressentent notre envie de disparaître. Qu'ils soient pourvus d'un instinct animal. Sans prévenir ils se détraquent, mystérieusement hors d'usage. Un jour plus tôt, ils fonctionnaient à merveille. Puis c'est fini. Une envie brutale de ne plus servir à rien.
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Automne s'étonnait de voir son père s'occuper des impatiences, lui qui laissait tout partir à vau-l'eau. "C'était le coin de ta mère", lui avait dit Chapireau, un jour qu'il arrosait les boutons avec délicatesse. Automne avait joué les botanistes. "Sais-tu, papa, comment s'appellent ces fleurs ?" Elle souriait de son sourire doux, heureuse d'en apprendre à celui qui l'avait initiée au mystère des étoiles et des marées. "Dis toujours, lui avait lancé le boucholeur, plié en deux au-dessus du parterre. - Noli me tangere. - Noli quoi ? - Ne me touche pas" avait continué Automne. Chapireau s'était reculé d'un pas. "Ce n'est pas à toi que je dis ça. Noli me tangere, c'est leur nom latin. Elles sont si fragiles qu'à peine tu les frôles elles éclatent."
Chevrotine - Eric Fotorino - Editions Gallimard
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