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FéV 15

Humaine nature

Par les temps qui courent chacun de nous a beau jeu de s'insurger contre la sauvagerie et la violence des hommes au-dehors et à l'entour. Mais la violence et la barbarie sont en chacun de nous aussi.
Aussi, est-ce un travail tout à la fois délicat et nécessaire que d'oser reconnaître les traces du sauvage en soi et puis de retrouver les sources de notre intime violence.
Libres associations sans censure ni morale, voyages en enfance et reviviscences, sur divan ou canapé, pour prendre soin de détricoter ce qui nous torture et nous enferme au fond, ce qui se répète à notre insu et qui vient de loin parfois. 

Ainsi cette femme-là, dans son agence bancaire, aime ajouter de l'humour noir à l'absurde des jours ordinaires. Car à la longue ça lui semble vraiment absurde de donner ou refuser des crédits à tous ceux qui n'en peuvent déjà plus. Alors, pour traverser les hauts et les bas du marché, les humeurs changeantes de son équipe aussi, elle encourage et taquine, agite et chahute chacun de ses coéquipiers.

Mais les temps changent et ce qui hier encore allait de soi dans l'art de diriger est chamboulé aussi. Ainsi aujourd'hui, l'air du temps est à la souffrance au travail et aux risques psychosociaux, alors un jour ses collègues aiment se liguer contre elle et puis porter plainte pour harcèlement.
- Suis-je vraiment maltraitante ? se plaint-elle à son tour et à son coach commis d'office.
- Il y a en chacun de nous une rage originelle, parfois cachée ou empêchée, lui répond celui qui n'en sait fichtre rien mais qui connaît bien l'ambivalence au fond.
Elle se souvient alors de la cour de récréation quand elle était moquée et tyrannisée. Mais elle gardait toujours tout ça pour elle.
- Mais que faire de ça aujourd'hui ? gémit-t-elle.
- Cette rage-là, retenue mais vitale aussi, est parfois retournée contre soi ou dirigée vers qui veut bien, suggère-t-il.
- … ?! Elle dit rien.
- Violence reçue hier, violence donnée aujourd'hui, il ajoute.
Alors elle essaie de marcher sur des œufs avec son équipe. Mais les partenaires sociaux, pas vraiment partenaires sur ce coup-là, font une descente dans son agence et la passent à la question. Harcèlement à l'envers. Chacun joue son jeu préféré.
- Que faire ? interroge-t-elle.
- … ! C'est lui qui ne dit rien, là.
Et elle finit par ne plus rien faire. 
Pour ne pas rendre l'âme. Et puis, un matin, elle rend son tablier et les clefs de sa boutique.

Son travail lui offre là comme une nouvelle naissance. Parce que la naissance c'était aussi un drôle de travail pour elle. Et pas que des bons souvenirs ! Quand son enfant est venu au monde, la sage-femme et le médecin ont fait une énorme gaffe. Travail de nuit. Et l'enfant abîmé à jamais hélas.
Alors elle en veut au monde entier. Et aussi un peu à Dieu souvent.
- Que faire de tout ça ? questionne-t-elle encore.
- Ça vient de plus loin encore peut-être ? 
suggère-t-il
Alors elle lâche qu'après sa venue au monde à elle, ce n'était pas vraiment glamour non plus ; sa maman était tantôt très euphorique, tantôt très dépressive. Ça soufflait le chaud et le froid dans la maison de l'enfance. Alors elle tentait de la câliner et de la chahuter pour traverser ensemble les hauts et les bas des jours et des nuits. En vain. Et elle se dit que sa rage d'aujourd'hui elle vient peut-être de là au fond.

Et à présent, elle vit un peu moins à fond l'instant passé ; au travail et à l'entour.

***

Photo : Pink Sherbet Photography