09
MAR 15

Fragments d'une psychanalyse empathique

Ça fait bien longtemps que je n'ai pas partagé ici quelques lignes sur un livre de psy. Parce que je ne peux plus lire ces livres-là ; c'est sans doute l'un des bienfaits du divan qui m'invite à vivre l'analyse plutôt que de théoriser ; parce que la théorie est une défense au fond.
Et pourtant j'ai aimé plonger dans l'un des livres de Serge Tisseron, un psy qui a fait sa thèse de médecine en bande dessinée et qui écrit plein d'essais : sur la honte, sur les effets des secrets de famille, sur notre rapport aux nouvelles technologies…

Et cet ouvrage-là n'est pas théorique, il est délicieusement décousu, fragmentaire et écrit sur le mode du témoignage : le témoignage de ses séances avec un autre psy, Didier ANZIEU, clinicien hors du commun qui s'impliquait en permanence dans la cure.
Ainsi ce livre parle tout à la fois de son expérience d'analysant et d'analyste, de la souffrance que font les blessures de l'âme, d'une "psychanalyse contemporaine", orientée du côté de la vie et à rebours des approches comportementalistes à la mode, du "bonheur de symboliser" à deux, parce que ce bonheur-là ne peut être que partagé...
Un livre pour tous ceux qui ont envie de commencer une psychanalyse ou qui ont déjà commencé.
Et incontournable pour les coachs qui n'osent pas aller sur le divan et percevoir ainsi de quoi il en retourne.


Deux extraits ici et puis aussi une interview vidéo de l'auteur.
 

Le regard qui soutient

Pendant toutes ces années, il me regarda donc dans les yeux, et ses yeux disaient ses émotions. J'y lisais son attention, son amusement, parfois une inquiétude qu'il tentait maladroitement de dissimuler, comme le jour où je lui racontai comment j'avais séduit la femme de l'un de ses collègues ! Mais le plus souvent, son regard était simplement présent, et c'est déjà beaucoup.  […]

Winnicott a parlé de "bébés météorologistes" pour désigner ceux qui scrutent sans cesse le visage de leur interlocuteur privilégié pour prévoir son humeur, un peu comme nous observons le ciel pour anticiper le temps qu'il va faire. Tout se passe comme si ces enfants faisaient le raisonnement suivant : "Dès que le visage de mon partenaire privilégié se figera, mes propres besoins émotionnels devront s'effacer parce qu'il deviendra incapable d'y répondre." Pour celui qui a connu cela, le regard "neutre" de l'analyste prend exactement la même signification. Un peu d'inattention et tout s'effondre pour lui. Il n'est plus personne dans un monde qui n'a plus de sens.
pages 33 - 35

 

Gants de peau ou de satin ?

Un jour, je lui dis : « J'ai fait un achat important aujourd'hui, j'ai acheté une paire de très beaux gants à Eve (il s'agissait de ma compagne de l'époque). Peut-être qu'elle les mettra pour me caresser… » Il me répondit, très sérieusement, et les yeux légèrement fermés comme pour mieux se concentrer – ou plutôt, je pense pour ne pas m'imposer son regard à ce moment-là : « Est-ce que ce sont des gants de peau ou de satin ? »

Il était très attentif aux sensorialités.
Et il avait raison : rien n'existe dans la psyché qui n'ait d'abord existé dans la vie sensorielle. Mais ce qui m'a le plus touché, c'est que je croyais l'étonner, et que c'est lui qui m'a fait une surprise. Les gants étaient en soie, j'entrevoyais soudain qu'il me restait deux cadeaux à faire à Eve : une paire de en peau et une autre en satin.
pages 119 - 120

Fragments d’une psychanalyse empathique, Serge Tisseron, ALBIN MICHEL, Janvier 2013