14
MAI 15

Dans les embrouilles de l'enfance

"Notre vie se passe toujours, sans que nous le sachions, sur deux scènes à la fois. L'une est réelle et consciente, l'autre est inconsciente, et les deux scènes peuvent se mêler et nous conduire à des sentiments, des angoisses et même des comportements que nous ne comprenons pas…" Claude Halmos, comme une invitation à aller voir la "deuxième scène" alors

*

– Whaoou ! Elles sont très vintage tes nouvelles tasses ! elle me lance avec un sourire.
Ces deux tasses-là, j'ai aimé les acheter au Monoprix de la rue Pigalle. C'était 
irrépressible, sans trop savoir pourquoi alors.
Et, elle, quand elle me dit des mots comme ça, avec ce sourire-là, moi je ne sais pas trop si elle se moque de moi ? Mais, là, j'ai pas envie de ruminer ni de me miner ! Et pour ça, je retourne en enfance un instant et je vais casser le code d'un vieux programme. Un programme installé très tôt dans ma mémoire ; c'était quand je recevais un regard et des mots un peu comme ça : je savais pas trop alors si c'était un compliment ou une critique au fond. Et puis il y avait aussi un rire souvent, comme un ricanement.
Et elle aujourd'hui, là devant moi, elle sourit encore, elle rigole et elle regarde les tasses et leurs motifs naïfs. C'est vrai qu'elles sont plutôt rétro ces tasses-là. Mais son rire à elle, là, c'est peut-être pas du tout comme un ricanement.
Et puis alors je me souviens d'autre chose. Quand mes parents faisaient le plein d'essence dans des stations Mobil pour leur SIMCA break, ils cumulaient des points de fidélité. Et au bout d'un moment alors, ils gagnaient des tasses comme ça. Très pop aussi et avec des fleurs.
Et moi j'aimais bien ces tasses-là et leurs motifs naïfs.

*

– "Il vous reste une dizaine de minutes, là" !! Vous pourriez me dire ça parfois ! Dites, pourquoi vous faites pas un compte à rebours, comme ça, à la fin de la séance ? Parce que vous, vous avez l'heure juste devant vous et vous pouvez contrôler alors. Mais moi, là, allongé, encore perdu tout seul dans toutes les embrouilles de mon enfance, je ne peux pas voir le temps qui passe. Ça m'aiderait à doser pourtant, à revenir tout doucement. Hein, pourquoi vous me dites jamais jamais le temps qu'il reste ?
C'est ce que j'ai demandé à ma psy hier soir, à la fin de la séance. Parce qu'avec les vacances, ça faisait longtemps que je ne l'avais pas vue (même si quand je vais la voir, je la vois pas vraiment : 5 ou 10 secondes quand elle m'ouvre la porte et puis pas beaucoup plus au moment de la payer.)
- Et ça pourrait être genre jeux télé, j'ai ajouté ; genre "Il vous reste 5 minutes… 4… 3… 2… !"
J'ai ajouté un peu d'humour là, parce que c'est ma manière à moi de sortir du pathos. Et puis de la faire parler peut-être.
– Ça vous donnerait des repères alors, elle m'a répondu, parce qu'elle se souvient que je cherche encore des repères, au-dehors et en vain.
– Oui peut-être ! Mais aussi parce que je trouve ça un peu sadique au fond ce silence tout à la fin, quand je suis encore perdu dans mes embrouilles.
Mais en lui disant ça, j'ai compris que c'était encore une histoire d'enfance.
Et puis c'était la fin de la séance.

***