Ce mot frérocité c'est à la radio que je l'ai entendu la première fois. J'étais sur une petite route de campagne, dans ma vieille voiture, – Il faut que je retienne ce mot-là, je me suis dit – je n'avais rien pour écrire mais j'avais noté que c'était la combinaison de deux mots ; une combinaison inventée par Lacan.
Plus tard, j'ai voulu retrouver ce mot qui m'avait tant accroché ; j'ai recherché l'émission, j'ai googlisé, j'ai essayé plein de combinaisons, comme sur un cadenas à combinaison. En vain. Alors j'ai fini par oublier ce que j'avais oublié.
Frère, férocité ! Je ne sais pas comment ni pourquoi, un jour, les deux mots me sont revenus. Et la combinaison avec.
Enfin, si, je crois savoir pourquoi c'est revenu soudain. Depuis quelques temps, sur le divan et dans mes rêves, je découvrais une grosse part de ce que j'avais enfoui jusqu'alors : ma rivalité avec mes frères, la jalousie infantile et cachée.
On était une famille nombreuse (cinq enfants et moi au beau milieu de tout ça) ; ma mère était nourrice agréée et pour moi ça a corsé l'affaire au fond. Et c'est pour ça que la découverte de cette part-là en moi agitait plein de défenses : dénégation, parties de catch avec ma psy, verrouillage de ma mémoire… Mais l'inconscient était lâché ; irrépressiblement !
Ainsi, en même temps, une nouvelle création personnelle me procurait un plaisir jubilatoire, infantile et irrépressible aussi : Le GorafiCoach, ces micro-fictions où j'épingle les us et coutumes du peuple coach, de mes confrères qui tiennent à distance la psychanalyse. Comme si la rivalité était créatrice pour moi.
Et puis, il y a aussi la supervision de ceux que j'accompagne : elle fait resurgir en moi des élans complices ou bagarreurs souvent.
Alors j'ai voulu en savoir plus. Et de fil en aiguille, j'ai trouvé un livre de J.-B. PONTALIS : "Frère du précédent".
Il est bien étrange ce livre-là, je trouve. C'est un livre-enquête, tout à la fois intime et plein de détours. L'auteur parle de sa relation avec J.-F., son aîné de quatre ans, mort quelques années plus tôt. "JF et JB" ; c'est ainsi que leur mère les appellait ; "pour gagner du temps ou pour qu'une seule lettre les différencie ?"
Et c'est tellement ambivalent et douloureux ce lien fraternel – mot trompeur, derrière lequel se cache la lutte fratricide – que Pontalis prend le détour de ses lectures, de récits d'analyse et puis surtout d'autres "couples de frères". Frères célèbres, réels ou de fiction, vrais et faux frères, frères de sang et frères ennemis : Caïn et Abel, les frères Van Gogh, Champollion, Lumière, Proust… Il y a aussi Freud et Julius, son frère d'un an plus jeune et qui mourut quelques mois plus tard.
Extraits :
Qu'as-tu fait de ta vie, Jean-François ? Toi qui peut-être m'aimais, sûrement me détestais. Et moi, de mon côté, qu'en était-il ? Invoquer l'ambivalence des sentiments, cet alliage si résistant de l'amour et de la haine, me paraît une réponse trop facile, passe-partout : quelle relation forte - amours, amitiés - ne peut taxée d'ambivalente ? Je veux aller au-delà. p. 16
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Ah ! comme la formule : « Je l’aime comme un frère » me paraissait mensongère ! Et quelle dénégation dans l’appel à la fraternité universelle ! Qui donc avait, plus justement, parlé de « frérocité » ?
Je n’ignorais pas pour autant – d’ailleurs ceci expliquait sans doute cela – qu’il existait une proximité, incomparable à toute autre, entre frères nés d’une même mère, héritiers d’un même père. Frères de sang, disait-on. De sang : leur relation ne pouvait-elle être que sanglante ? N’était-elle si intense, si tenace – comme si elle les tenait l’un et l’autre, l’un à l’autre – que parce qu’elle était fondée sur une concurrence native, sur une jalousie haineuse, sur une volonté de vengeance ? Une rivalité venue de l’enfance qui pouvait se masquer un temps pour se révéler à la moindre occasion dans sa violence nue. Et sur quoi reposait-elle, cette rivalité jalouse ? N’était-elle qu’une résurgence du « complexe nucléaire », cet Œdipe qui, décidément, ne se décline jamais au passé ? Un déplacement de la figure du père sur celle du frère ? Une haine détournée, plus facile à accepter car moins frappée d’interdit ? Un désir toujours en quête de preuves d’être le préféré de la mère, l’élu du père ? Oui, tout cela était vraisemblable, je l’avais plus d’une fois vérifié. N’empêche, je pensais qu’il devait y avoir autre chose en jeu sans pouvoir saisir en quoi consistait cet « autre chose ». p. 27
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Tout premier est jaloux du second, l'intrus. Le second est jaloux du premier arrivé. L'enfant unique pâtit d'être l'unique de sa mère. Dans une famille nombreuse, pas facile de trouver sa place. Il n'existe pas de bonne solution. p. 41
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Est-il possible que deux frères soient ensemble plus qu’un instant ? Ne sont-ils pas contraints de se séparer, de marquer leur différence ? D'aller, l'un du côté de la mère adorée, profanée, l'autre, du côté du père admiré, respecté ? Plus qu'une différence, une bipartition ; l'un s'éprendra des garçons, l'autre prendra femme, l'un se vouera à la littérature, l'autre à la médecine. p. 87
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J.-B. PONTALIS - Frère du précédent - Première parution en 2006 - Collection Folio, Gallimard