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DéC 15

A poils et à plumes

La prof de danse ici, juste en dessous de l'atelier, c'était une danseuse étoile du ballet de Yougoslavie mais un jour elle s'est blessée au genou. Et malgré plusieurs opérations elle ne pouvait plus danser alors elle a créé son académie à Paris. Et tout à côté de sa salle de danse, elle a plein de perruches et un perroquet apprivoisé, quatre chiens et plein de souris. Enfin les souris, elles vivent entre les planchers et les plafonds, donc elles sont à tout le monde et à personne à la fois. C'est une zone non-droit. Et elles aiment bien danser aussi, elles copulent et font pas mal de boucan la nuit toutes ces souris. Et c'est dangereux aussi parce que les rongeurs ça ronge les fils électriques et un jour ça pourrait faire un méchant court-circuit.
"Elles prolifèrent sans arrêt à cause des graines autour de la volière" dit le chasseur de souris. Il est chasseur depuis 1872 et c'est le meilleur du coin et de Paris. Et tous les mois, depuis deux ou trois ans déjà, il balance plein d'appâts toxiques et de pierres à venin dans les cachettes, dans les recoins, ici et à tous les étages.
Une fois, pour mieux les observer, il a glissé une caméra entre les solives et les lambourdes, genre comme pour faire une endoscopie. Mais ça n'a servi rien.
Et tout ça coûte une fortune, à la danseuse étoile, à tous les voisins et à moi.

 

Autre chose encore : avec tous les petits rats qui viennent le soir et le mercredi, pour s'entraîner, pour devenir quadrille ou coryphée à l'Opéra Garnier ou à l'étranger, ça chauffe comme dans une étuve sur le dancefloor. Alors des fois, été comme hiver, ça sent le tigre à plein nez partout et dans les escaliers (parce que les danseuses c'est plus vraiment des enfants c'est plutôt des ados). Y'a aussi Karine Viard qui vient faire de la barre le lundi. Et avec les bêtes à plumes et les bêtes à poils ça fait un sacré mélange d'odeurs.
Alors les voisins arrêtent pas de se plaindre de tout ça, des souris et des effluves. La prof de danse elle essaie d'enrayer ça avec des déodorants, plein de parfums variés et une lampe Berger. En vain hélas. Le remède est pire que le mal. L'autre jour, elle a scotché sur sa porte une affiche genre "Si vous trouvez que ça pue, alors plaignez-vous aux lampes Berger." Ça a déclenché les hostilités ce mot-là.
Et maintenant, les voisins ils veulent en finir, ils veulent lui enlever ses perruches, son perroquet et ses chiens à la danseuse. Ils ont monté un mauvais plan avec le syndic pour faire venir un huissier et aller en référé (moi, je sais pas trop ce que ça veut dire "aller en référé" mais je crois que c'est du lourd, là).

Mais la prof de danse elle a l'habitude des combats : par exemple, il y a quelques années, elle a eu un procès avec une psychanalyste qui s'était installée au rez-de-chaussée et qui supportait pas les petits rats, – enfin les danseuses –, juste au-dessus de son divan. C'est fou parce que cette psy-là c'était une femme de mon dentiste et elle était aussi spécialisée dans les liens entre psychanalyse et sociologie, avec une approche pour "favoriser le dégagement du social par rapport au familial". Et ça a duré près de dix ans, je crois (le procès, pas l'histoire d'amour avec le dentiste).

Et moi, aujourd'hui, je regarde tout ça un peu interdit. J'essaie de détendre l'atmosphère en faisant de l'humour. Je crois bien que je faisais ça quand j'étais enfant et quand c'était un peu la guerre parfois. Alors c'est comme si je prenais cette tribu de voisins (ils sont entre eux comme dans une famille) pour laboratoire et pour essayer de retrouver des souvenirs d'enfance, mine de rien. J'ai proposé de mettre un chat, par exemple, mais la prof de danse elle dit que ce serait pas compatible avec les chiens et les perruches. 
Et maintenant, j'essaie de calmer un peu le jeu en disant que c'est pas la peine de lui retirer ses animaux à la danseuse étoile ; c'est trop cruel, je trouve.

Bon, à force de faire mon malin, j'ai réussi un truc : les voisins, la danseuse, tous me font la gueule !
Et je sais pas trop comment tout ça va finir.

*

Tout le monde est tellement à cran ici, depuis des semaines, que chacun doit rejouer une histoire personnelle bien chargée, j'imagine. Autrement dit, le social et le familial sont pas du tout dégagés. Et moi là-dedans, je donne pas ma part aux chiens ! Alors j'ai raconté ça sur le divan hier soir en mode : "Mais pourquoi ça me travaille cette histoire-là ?"
– La femme aux chiens, c'est comme votre mère, non ? Faut l'attaquer, mais pas trop !
Ma psy m'a balancé ça comme ça, sans détours, une fois que j'ai fini de raconter l'histoire.
Argh ! C'est vrai que ma mère elle a aussi plein de perruches dans des volières, un perroquet et quatre chiens ! Et encore plein d'histoires compliquées.

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