– C'était dans le bus, sur le chemin du retour de l'école. Il me coinçait au fond du car, me collait la tête contre la vitre et il me torturait pendant tout le trajet. J'étais en sixième, je devais avoir onze-douze ans alors. Il était plus grand que moi ce gars-là mais c'est pas à cause de ça qu'il s'acharnait sur moi ; c'est parce que j'étais bon élève ! Il était pas dans ma classe mais tous les élèves savaient que j'étais comme ça. Mais moi, si j'étais bon à l'école c'était pas pour me la péter, c'est parce que l'école c'était un refuge.
Il raconte ce souvenir-là parce que l'instant d'avant il me parlait d'un big boss de sa boîte, le Hapiness Chief Officer, un "fou furieux" qui se déchaîne contre chacun en réunion. Alors lui, chaque fois que ce directeur-là fait ça, il a envie de lui "péter la gueule". C'est vrai que c'est plutôt bizarre pour un spécialiste des ressources humaines (un peu comme un coiffeur devenu chauve), mais moi, quand on me raconte des histoires bien chargées comme ça, j'en reste pas là, pas sur la scène professionnelle. C'est pas pour éviter la charge émotionnelle mais parce que j'imagine que ça se mélange avec plein d'autres histoires personnelles, que ça vient de plus loin. Alors j'invite l'autre à faire un pas de côté sur le fil du temps, genre "Ça vous évoque quoi ?" (Je fais ça surtout au début parce qu'au bout d'un moment ça se fait naturellement, enfin en présence. Et aujourd'hui c'est la première séance pour lui). Donc, avec cette question-là et un peu de silence, il s'est souvenu de cette histoire avec le garçon cruel.
– Ça a duré plusieurs mois, il continue. Et, un jour, je l'ai retrouvé ce gars-là. C'était plusieurs années après, j'avais dix-huit ou dix-neuf ans. Il était avec une des filles du pharmacien de la ville, il sortait avec elle ; en amoureux, je veux dire. Et moi je m'étais toujours dit que je lui péterais la gueule le jour où je le reverrais, mais je l'ai pas fait finalement. Je sais pas trop pourquoi ?
C'est peut-être pour ça qu'il a envie de casser la gueule au "fou furieux" des relations sociales aujourd'hui. Mais là, moi j'ai envie de revenir un peu en arrière, à son histoire dans le bus (oui, parce que moi aussi j'ai eu un épisode un peu comme ça en sixième, avec un élève plus grand qui s'en prenait à moi après le cours de gym, parce que j'étais plutôt sage. Il s'appelait CAPUT, je crois. Et je ne sais pas du tout comment je m'en suis sorti alors. J'ai parlé de ça un jour à ma psy et elle m'a demandé si j'avais pu en parler à quelqu'un à l'époque pour sortir de ça ? Mais non ! J'ai jamais parlé de ça à personne, ni à cette époque ni après, parce que j'ai un peu honte. Je lui en parlais à elle et ça suffisait, je trouve. Et là, je sais bien qu'il faut pas mettre trop de moi dans les séances quand j'accompagne, mais avec lui je peux pas faire autrement pour l'instant, je m'identifie).
– Et dans le bus, comment vous vous en êtes sorti finalement ?
– Un jour, je me suis mis tout simplement à l'avant, enfin juste derrière le chauffeur.
– Ah ! Vous saviez vous en sortir alors ?
Je lui dis ça parce que je reviens à lui, là, et parce que s'il vient là aujourd'hui, c'est parce qu'il a toujours besoin de rester derrière un autre, dit-il ; derrière son boss surtout. Et il voudrait se sortir de ça pour évoluer dans sa boite. Comme s'il était encore dans le bus de son enfance, coincé par un type qui le torture (et à qui il veut "péter la gueule" !) ou bien derrière un autre qui le protège (genre le chauffeur du bus).
Mais peut-être que ces hommes-là en cachent un autre au fond. Et d'ailleurs maintenant, il évoque son père et les vacances scolaires. Et les week-end aussi. Il raconte que son père le faisait bosser tout le jour, tous les jours, dans la grange, pour couper du bois à la tronçonneuse thermique, et au jardin, pour tondre des hectares et des hectares.
Ça a l'air plutôt dur comme enfance, je me dis. Et peut-être que parfois il en voulait à son père pour ça, qu'il voulait lui casser la gueule. Mais en même temps, quand il me raconte toutes ses corvées, ça a l'air agréable pour lui. (Moi aussi je bossais beaucoup quand j'étais enfant, dans une piscine, enfin tout autour de la piscine, à la caisse, au parking ou au restaurant. Et j'aimais bien ça alors parce que ça me sortait de chez moi. Et peut-être que pour lui aussi c'était un refuge de bosser comme ça).
– La tondeuse, c'était une tractée ou une autoportée ? je lui demande.
Ça peut paraître loufoque cette question-là mais je lui demande ça parce qu'il a une énorme moto, tellement énorme que c'est peut-être un peu comme sur la tondeuse de son enfance. (Et je sais qu'il a une super moto parce qu'il vient ici en tenue de motard et qu'il m'a parlé d'emblée du "sentiment de liberté et de la chance" qu'il a sur sa moto).
– C'était une autoportée, un peu comme un tracteur.
– Un peu comme aujourd'hui sur votre moto, peut-être.
Il n'a rien dit, il est resté songeur. Et on a continué comme ça ; et moi sans trop pouvoir faire autrement que de mettre un peu de moi, par instant, dans cette première séance.
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Photo : "Sa Majesté des mouches" - Film de Peter Brook - 1963