06
JAN 16

Le goût du lait

La première fois qu'il est venu ici, il m'a demandé si j'avais un peu de lait. Oui, c'était pour ajouter un nuage à son café. Ajouter un nuage, c'est joli. Mais lui, il parlait du gris de ses jours gris. Et avoir du lait, ou pas, c'est tout un monde aussi, je trouve. Et moi d'habitude, je n'ai pas de lait mais ce matin-là, j'avais un pot de crème et il a dit "Oui, ça m'ira bien". Comme c'était la première fois, je n'ai pas demandé ce que ça évoquait pour lui d'avoir du lait. Ici ou autrefois.
Et la semaine d'après, j'ai acheté une petite bouteille de lait entier. Et il a aimé ajouter un nuage, comme ça, dans son café du matin. Les fois d'après aussi. Et il parlait toujours du gris de ses jours et de comment il était grognon au fond. Moi, je lui disais "Plutôt boudeur, non ?", parce que ça semblait être sa manière d'être avec l'autre, depuis si longtemps.
Et puis un matin et les fois d'après aussi, il n'a plus du tout pris de lait.
J'ai insisté un instant, par habitude déjà, ou comme le ferait peut-être une maman ou une nounou, mais lui il a fait la moue, il a fait non de la tête.

Alors moi, j'ai bien aimé le boire le lait. Ni dans du café ni dans du chocolat, juste un verre de lait. C'était le soir et ça m'a rappelé un peu mon enfance (oui, il y avait de la peau, enfin de la crème sur le lait, ça frémissait juste avant que ça monte et déborde. Et ma mère demandait "Qui veut la peau ?" Je ne sais plus trop qui l'avait la peau, je crois que c'était un peu houleux, mais moi je léchais toujours la casserole comme pour sortir mon épingle de ce jeu-là. Je fais encore ça aujourd'hui, lécher les casseroles, même s'il n'y a plus trop de crème sur le lait).

Donc, lui, depuis quelques semaines, il ne prenait plus de lait. C'était comme une énigme et je ne sais pas trop pourquoi j'avais tellement envie de savoir pourquoi. Alors hier quand il est arrivé je me suis dit, si l'occasion se présente, je lui demande.
– Vous voulez un café ?
– Oui, s'il vous plaît.
– Et vous voulez un peu de lait ?
– Oui, bien sûr.
Ça m'a vraiment étonné qu'il dise oui, à nouveau. Il a ouvert la petite bouteille de lait, – oui, parce que j'en avais acheté une, au cas où –, et il a ajouté un nuage à son café, comme les toutes premières fois.

Et il a continué de parler de son embonpoint et de tout le souci que ça lui posait du côté de son image. Il a continué avec ça parce qu'il avait commencé comme ça en arrivant. Et c'est quelque chose qu'il amène souvent ça, parce que l'année dernière il a fait un coaching avec une coach qui lui a appris à s'habiller, enfin à se relooker. C'était peut-être un peu comme une maman aussi cette femme-là je lui ai dit (il ne m'a pas compris parce que c'était la première fois et je fais des liens bizarres en apparence). Et puis grâce à elle, il a aussi perdu une dizaine de kilos. Et quand il me reparle de ça c'est comme s'il voulait aller encore plus loin avec moi. Mais moi je ne fais pas ça, je ne vais pas plus loin, parce que j'imagine que ça vient de loin tout ça et, quoiqu'il en dise, ça doit peut-être lui servir à quelque chose d'être un peu gros. À se plaindre par exemple, à être triste, à bouder (oui, il fait tout ça, tour à tour) et à être en lien ainsi.

Et quand je le regarde, là, je l'imagine enfant et j'aime le voir comme un gros bébé et je me dis que ça devait être agréable de le câliner ou de le chatouiller s'il était déjà comme ça petit. (Ça peut sembler un peu saugrenu, et même un peu fou, ce genre de laisser-aller en enfance, enfin ce genre de voyage dans l'enfance de l'autre, mais c'est l'un des bienfaits de l'analyse, je crois. Oui, au fil de mes voyages sur le divan, c'est comme si plein de verrous sautaient et les défenses tombaient mine de rien. Et alors l'inconscient tricote et foisonne en toute liberté.)

Donc, je l'ai laissé débobiner ce fil-là pendant qu'il prenait son café au lait. Et puis quand il a posé sa tasse sur la petite table, il a arrêté de parler un instant et il m'a regardé comme s'il voulait quelque chose d'autre. Autre chose que du lait. Alors je lui ai dit :
– C'est bizarre, depuis quelques temps, vous ne vouliez plus de lait ?
– Ah bon ! Vous êtes vraiment sûr ?
– … (je n'ai pas répondu, là).
– Ça m'étonne parce que je prends toujours un peu de lait !
– Oui, c'est quoi votre histoire avec le lait ? (Là, j'ai failli lui demander si sa mère l'avait allaité mais j'ai réussi à ne pas faire ça parce que j'apprends à prendre le temps ; le temps des souvenirs).
– Ah ! Le lait c'est toute une histoire ! Quand j'étais petit, mon père il avait plein de lait. Oui, et il y en avait partout dans la maison alors.
Et là, je me suis dit que j'avais bien fait de ne pas faire mon malin avec sa mère. Et j'ai aimé ne plus rien dire pour le laisser se souvenir.
– C'était du lait avec plein de crème dedans et donc pas du tout comme le lait pasteurisé d'aujourd'hui dans des bouteilles en plastique. C'était du vrai lait de vache dans des gros bidons de fer. Parce que mon père travaillait à l'hôpital et il ramenait les surplus de la semaine. Et alors ma mère faisait de la crème et du beurre, et plein de tartes et de gâteaux, sucrés et salés. Donc le lait c'était la base de tout chez nous. Et avec ça on était tous gros dans la famille.

Il s'est arrêté de parler un instant, alors je lui ai demandé :
– C'est un peu la marque de fabrique de votre famille ?
– Quoi ? le lait ou être gros ?
Je n'ai pas répondu. Ma question m'est venue parce qu'aujourd'hui il a plus ou moins coupé les ponts avec sa famille. Et maintenant il veut aussi quitter sa boîte parce qu'il aime vraiment plus tous ceux qui sont dedans. Et cette entreprise-là elle fabrique plein de lait et de crèmes de beauté. Oui, c'est pour rester toujours beau et svelte. Et ça fait longtemps qu'il est dedans alors c'est peut-être comme une famille d'adoption qu'il veut aussi quitter à présent, parce que même si les gens sont le contraire de sa famille ça reste un souci. Mais pour l'instant, il respecte le pacte qu'on a passé ensemble : il ne quitte pas son entreprise pour une autre, enfin pas tout de suite, parce que sinon il risque de répéter une histoire familière.

Il a regardé la petite bouteille de lait sur la table basse et puis il a commencé à parler d'une idée qu'il avait eu dans les jours d'avant. Oui, il avait envie de proposer des grands vins dans des bouteilles de ce format-là. Ce serait la bonne dose pour éviter d'être positif à l'alcootest.
Et je me suis souvenu qu'il était œnologue aussi et que son père avait plein de vignes. Et que son grand-père était entrepreneur et que depuis quelques semaines il avait envie d'être entrepreneur aussi. Et il a aussi trouvé des ruches avec des abeilles qui n'ont pas besoin d'apiculteur et il aimerait peut-être développer ça aussi.

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