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JAN 16

ERREUR 404

C'était ta première séance de la nouvelle année. Et alors, juste avant d'entrer, tu t'es soudain demandé s'il fallait lui souhaiter Bonne année. Toi, t'avais bien envie, mais comment faire alors ?! Parce qu'entre l'instant où elle t'ouvre sa porte et le moment où tu t'es allongé, tout va vraiment très vite ; oui, il s'écoule même pas trente ou quarante secondes. Alors tu te dis que ça ferait un peu ridicule de lui dire ça, vite fait, comme ça, quand t'es debout face à elle. Et ce serait encore plus ridicule de lui dire une fois sur le divan, sans la voir alors (parce que pour toi, les vœux, c'est pas juste se balancer des mots).

Tu t'es dit aussi que tu pourrais peut-être lui souhaiter à la fin de la séance ? Mais une fois qu'elle donne le top départ, genre "Là, c'est terminé." ou bien "Nous verrons ça la prochaine fois.", ça va encore plus vite que quand t'arrives.

Oui, c'est comme un signal rouge ces mots-là. Tu récupères ta musette au pied du divan, ton portefeuille dedans, tu retires l'argent de la séance, tu poses les billets sur sa petite table en chêne, tu reprends ton blouson, tes lunettes, ton écharpe, ta besace, et elle, elle attend un instant (et ça te stresse son regard sur toi, là, parce que t'es un peu cassé quand t'essaies de rassembler tes affaires), elle ouvre sa porte, on se dit "Au-revoir, À la prochaine fois" (enfin, "À la prochaine fois" c'est toi qui le dis parce que tu tiens à garder ce fil des séances) et puis tu files comme un voleur. Ou plutôt comme si tu voulais pas lui voler du temps.

Ce jour-là donc, elle a ouvert sa porte, et tu lui as dit Bonjour, et trente ou quarante secondes après, t'étais couché. Tu as évoqué un peu ton dilemme de derrière la porte, – lui souhaiter la bonne année, debout ou allongé, mais pas juste comme un rituel – , elle t'a laissé parler (peut-être qu'elle pensait que tu délirais déjà) et toi alors tu aurais pu la laisser te questionner un peu là-dessus parce que ça doit venir de plus loin cette histoire de vœux, mais c'était pas vraiment ça le sujet pour toi, parce que t'étais arrivé avec pas mal de retard, et avec les vacances de Noël et les fêtes t'avais plein d'autre bordel dans la tête et t'étais fébrile au fond et c'est de ça dont tu voulais parler, pour trier et analyser tout ce bordel.

Mais ce soir-là, tout est allé très vite, beaucoup trop vite. Oui, t'as essayé de résumer un ou deux épisodes difficiles des journées qui s'étaient écoulées depuis la dernière séance et c'est au moment où t'étais vraiment au plus mal, qu'elle t'a dit "Nous continuerons la prochaine fois".
Et toi, t'as pas vu le coup venir, enfin le temps passer ! Parce que, même si t'essayais de pas tout mélanger, ça te secouait encore tout ça au fond. Tout ça, c'est une forme de violence des échanges, souvent et avec ceux que tu aimes. Des disputes et puis des baisers, des reproches et puis un big hug. Et autre chose aussi parfois avec d'autres : des liens cassés, brisés depuis longtemps, des silences comme des attaques à distance alors et qui n'en finissent pas malgré les signes que tu donnes pour tenter de sortir de ça, enfin.
Et alors t'as trouvé ça cruel d'arrêter la séance comme ça, au beau milieu de ton drame. C'est comme si ça répétait les autres cassures.

Un jour, tu lui avais demandé si elle arrêtait la séance à la minute près et elle t'avait répondu qu'elle était pas rigide comme tu l'imaginais, que ça c'était ton transfert sur certaines femmes, enfin sur elle. (Mais tu t'es méfié, t'as regardé en douce et de plus près son horloge sur sa petite table et t'as vu que c'était un réveil de voyage, qu'elle avait pas l'aiguille des secondes et qu'elle devait arrêter la séance plus ou moins au pif alors).

Et donc ce soir-là, dès qu'elle a dit que c'était fini, tu t'es relevé illico, au signal, comme si t'avais été dressé pour ça, et comme d'habitude (enfin, un peu plus chancelant quand même), tu l'as payée, t'as repris ton blouson et tes esprits et, juste avant de partir, devant la porte, lui as souhaité bonne année quand même.
Elle a sourit et elle t'as dit quelque chose du genre "Oui, bonne année à vous aussi". Tu sais plus trop ses mots parce que t'étais encore bien sonné par tout le bordel de tes répétitions qui se mélangent, qui se condensent et qui n'en finissent pas.
Et, tu étais étonné aussi de pouvoir passer comme ça, au signal et en quelques secondes, du mode "en vrac" à un mode "bonne figure" en apparence. Et tu étais troublé par son sourire aussi, tu t'es dit "Tiens, elle est pas si clinique que ça !" (Même si c'est pas très humain de te foutre à la porte au beau milieu de ton gouffre. Mais c'est vrai qu'elle pouvait rien faire d'autre là, parce que c'est un puits sans fond tout ça. Et puis, il y avait la prochaine fois et ce fil-là n'était pas cassé).

En sortant, tu t'es rappelé que t'as créé une rubrique "Dis, pourquoi ?" sur ton blog. C'est pour aller un peu à rebours des idées reçues en "peuple coach" et t'as eu l'idée d'une question genre "Pourquoi les coachs ils laissent pas partir leur client à l'heure, des fois ?" Et tu l'as jamais écrit ce billet-là, peut-être parce que tu sentais bien qu'à vouloir faire ton malin, t'avais pas vraiment fait le tour de la question pour toi !

Et puis, la séance d'après, t'as repris ce fil-là avec elle, pas tellement les histoires de tes vacances ni des vœux, mais cette impression d'être "foutu dehors", en vrac et avec toute ta mouise. Et puis alors tu t'es souvenu de ces moments d'avant où on t'a laissé à la porte. Et comment toi aussi, parfois, t'as fait ça. Un point partout alors.

Et aujourd'hui t'aimes penser à ce projet avec Eva, qu'on a baptisé "ERREUR 404", cette idée qu'elle a eu pendant les vacances pour avancer quand même dans la vie avec tous ces liens rompus, brisés, ces fils effilochés ou barbelés, enfin toutes ces impasses dans lesquelles on s'engouffre quand on cherche quelque chose, compulsivement. Quelque chose qu'on a perdu ou qui nous a manqué, qui n'est plus ou qui n'est pas du tout là où on le cherche.

Oui, ERREUR 404, c'est ce code qui s'affiche sur le web quand on tombe sur une page qui n'existe pas.
On sait pas trop encore quelle forme ça prendra ce projet-là, des ateliers ou des conférences, mais on se dit que c'est important de prendre soin des fils qui sont cassés aussi.

A suivre donc sur le fil, ici et ailleurs.

***

A propos de la photo, là : Une légende dit qu'au CERN, en Suisse, les chercheurs, excédés d'aller sans cesse relancer un ­serveur défaillant installé dans le bureau n° 404, avaient attribué ce numéro d'erreur au défaut de connexion, en ­souvenir de cette pièce maudite.
Mais c'est une légende alors c'est pas vrai.