"C'est comme les fleurs japonaises de Proust : ces petits papiers froissés qui, une fois plongés dans l'eau, dans l'eau des souvenirs, s'étirent, se contournent, se colorent, s'épanouissent et deviennent des fleurs, des maisons, des personnages… toute une galaxie."
C'est Jean Rouaud qui racontait ça, l'autre soir, sur France Culture dans "A voix nue". Il parlait de son histoire familiale qui est la matière première de ses romans. Il soulignait aussi tous les détours que fait son inconscient au fil de son écriture pour retenir et puis lâcher ses souvenirs d'enfance, froissés, enfouis, refoulés, parce que trop sensibles ou douloureux.
J'aime beaucoup choisir et écouter ces émissions-là avec un auteur ou un artiste qui déplie une part de son histoire intime et puis les liens avec son art. Oui, j'aime beaucoup ça, surtout quand la nuit est tombée. Et alors, après l'émission, je me suis demandé pourquoi.
C'est sans doute parce que ça vient de mon enfance, je me suis dit. D'habitude, j'attends d'être sur le divan mais, là, comme c'était les vacances, j'ai découvert que je pouvais voyager seul dans ma mémoire ! Avant, ce n'était pas trop possible parce que j'avais tout gelé. Et alors aujourd'hui ça fait comme des fleurs japonaises dans ma tête.
Et donc ce plaisir d'écouter des histoires, c'était quand j'avais douze ou treize ans. Oui, dans mon lit, dans le noir, j'écoutais en secret Macha Béranger sur France Inter. C'était interdit parce que c'était vraiment trop tard – oui, de minuit jusqu'à deux heures du matin – mais c'était un moment à moi, loin de tout le tohu-bohu de la journée. Et sans effraction possible alors.
Et pour ça, j'avais récupéré un vieil autoradio et des baffles (je ne sais plus du tout ni où ni comment j'avais trouvé ça mais, là, c'est pas vraiment important). Et donc j'avais percé des trous dans le meuble genre étagère ou placard qui était juste à côté de mon lit, et puis j'avais tiré et branché des fils électriques et installé tout ça comme ça.
Parce que j'aimais beaucoup bricoler aussi quand j'étais enfant. C'était sans doute pour faire comme mon père qui bidouillait le chauffe-eau à gaz, quand soudain il n'y avait plus de flamme. Et aussi quand il farfouillait dans les fils électriques et titillait les douilles des ampoules pour retrouver la source du court-circuit parce que les plombs avaient sauté. Il montait sur une chaise et des fois c'était dangereux parce qu'il prenait de violents "coups de jus ou des châtaignes", comme il disait. Et alors il dansait un instant le twist sur la chaise. "Rhooo ! Mais c'est normal, t'as pas coupé le compteur !" lui lançait ma mère. Et c'est peut-être là que j'ai appris les conduites à risque.
Il bricolait aussi sa 2 CV, enfin pas le moteur parce qu'elle n'était pas vraiment à lui cette voiture-là, elle était à "la mère Demortain". C'est comme ça qu'il appelait sa patronne (même si c'était pas du tout sa mère). Demortain c'était le nom de la librairie-papeterie où il travaillait, à quelques pas du château de Versailles. Mais je ne comprenais pas trop pourquoi mon père faisait ce métier-là : chauffeur-livreur de livres entre les maisons d'édition et la librairie. (Et c'est peut-être pour ça que, moi aussi, j'ai fait coursier et chauffeur de maître pendant mes premières années à la fac). Et pourtant il était super cultivé mon père, il parlait le latin et, avec toutes les particules qu'il avait dans son nom, moi j'imaginais qu'il aurait pu faire un tout autre métier. Parce qu'il venait d'une famille noble, dont on retrouve les premières traces au XIIIe siècle, et sa sœur aînée était dans la politique et l'un de ses cousins portait le titre de comte et il avait une super maison au Vésinet celui-là.
Mais quand mon père a rencontré ma mère, il a dû changer toute sa vie parce qu'elle était pas du tout de ce monde-là ma mère. Et puis elle était super plus jeune que lui. Et d'autres histoires compliquées qui ont fait scandale. Ils vivaient dans une île paradisiaque mais ils ont dû partir parce qu'ils avaient péché.
Et donc pour sa 2 CV – c'était une fourgonnette – mon père avait fabriqué un coffrage sur mesure avec du contre-plaqué et il avait installé ça à l'arrière. Comme ça, il pouvait faire glisser plus facilement tous les cartons remplis de livres sans qu'ils se déchirent ou s'abiment contre la tôle ondulée. Je me souviens de tout ça aujourd'hui, avec aussi l'odeur dans la 2 CV, parce que des fois j'avais la chance de partir avec lui pour la journée. Je ne sais plus comment ça se décidait ces journées-là, et pourquoi c'était toujours moi, et pas un de mes frères ; mais j'attendais toujours avec impatience ce moment-là.
Et alors on était tous les deux, mon père et moi, dans sa voiture, du matin jusqu'à la fin du jour. Mais il ne parlait pas mon père, il devait pourtant avoir plein d'histoires à raconter de sa vie d'avant et je n'osais pas trop le questionner. Mais c'était quand même bien d'être à côté de lui, comme ça, tout simplement.
Et, là, je me dis que ça vient de plus loin encore ce désir d'écouter des histoires intimes, tout seul, le soir ou la nuit.
Et maintenant je peux remonter plus loin dans mon enfance. Oui, parce que ma psy m'a dit que si je trouve pourquoi j'ai perdu la mémoire alors je pourrais retrouver mes souvenirs. Et je crois que j'ai oublié une part de mon enfance pour ne pas ressentir ce que je ressentais ! Mais aujourd'hui, comme j'ai de moins en moins peur de moi, je remonte plus facilement plus loin aux sources.
Donc, à la radio, enfin dans les émissions que je choisis aujourd'hui, c'est presque toujours un homme et une femme qui se parlent et c'est ça alors qui crée une ambiance vraiment particulière, je trouve. Et alors, bien avant d'installer l'autoradio dans mon lit je me souviens que le soir, juste après le dîner, j'aimais tendre l'oreille un instant pour écouter mon père et ma mère quand ils se retrouvaient tous les deux dans la cuisine.
Je sais bien que ça fait genre espion, là, et que ça se fait pas, mais comme il y avait plein de mystère et de scandale autour de leur rencontre et de leur histoire, moi je voulais comprendre ce qui leur était arrivé. Ils parlaient plutôt à voix basse comme s'ils avaient toujours peur qu'on les entende mais c'est comme ça je crois que, au fil de mes écoutes clandestines, j'ai compris tout ce qu'il ne fallait pas savoir.
Et, là, je peux remonter encore plus loin dans mon enfance, sur le fil de ce plaisir d'écouter une femme et un homme se murmurer, se raconter des histoires. Oui, quand j'étais encore plus petit, mon lit était juste à côté de leur chambre et c'est là peut-être que j'ai entendu ce qu'il ne faut vraiment pas savoir.
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Sur ce thème-là, j'ai bien aimé écrire d'autres lignes aussi. C'était l'été dernier : Bricoler ou faire l'amour.