Quand un client me demande un café, je ne lui propose pas de sucre. Non jamais, parce que si je lui dis "Vous voulez un sucre ?", ça me rappelle trop quand j'étais enfant. Oui, le dressage des chiens : Assis ! Couché ! Fais le beau !
Et donc après ça, le chien avait droit à un sucre. Et des fois, c'était : "Allez ! Attaque !" alors que notre premier chien, Vidocky, c'était le même que Milou, le compagnon de Tintin, et donc pas du tout un chien d'attaque. Mais c'est vrai que quand Vidocky est mort, il y a eu Orphée, un doberman et puis après d'autres chiens de combat. C'était toujours des chiens de race, ils étaient tatoués, ils avaient les oreilles taillées et ma mère les emmenait à des concours pour gagner des prix. Et moi j'allais avec elle.
Alors aujourd'hui, pendant que je prépare le café, j'essaie d'éviter la question du sucre ou bien je cherche une tournure de phrase pour tromper mon inconscient, genre "Peut-être qu'avec votre café un morceau de sucre vous ferait plaisir ?" Mais c'est pire, je regarde le client et aucun mot ne sort de ma bouche. Je le vois soudain comme un chien et moi en dresseur d'animaux.
Là, je déroule cette séquence au ralenti mais tout se passe très vite dans ma tête et l'autre en face, avec sa tasse de café dans la main, semble me regarder de travers. Alors, en douce, je passe à autre chose. Et donc le client n'a jamais de sucre.
Ça me rappelle qu'à l'école des coachs, il y avait un cours avec Gregory Bateson, enfin pas avec lui, mais sur ses observations d'anthropologue. Il avait repéré qu'un dresseur de dauphins pouvait générer chez ces animaux en captivité des comportements super créatifs par la frustration et la récompense, genre la danse des dauphins. Ça inspire parfois les coachs quand ils veulent donner du feedback mais moi je suis de plus en plus allergique à toutes ces techniques.
Ça me rappelle aussi la première fois quand j'ai dû m'allonger sur le divan. J'ai hésité un long instant parce que jusque là j'étais toujours assis et alors ma psy m'a demandé : "Vous ne vous allongez pas ?". C'était juste une question je pense, mais moi j'ai entendu comme un ordre : "Allez ! Couché !" et j'ai un peu disjoncté dans ma tête. Oui, elle avait un regard noir et je l'ai trouvée super menaçante, alors aussitôt je me suis couché, enfin allongé.
Aujourd'hui je sais que je me suis fabriqué cet instant-là de toutes pièces parce que quand elle ouvre la porte, je prends le temps de regarder un instant ses yeux et alors je vois bien qu'elle n'est jamais vraiment menaçante. Il n'y a pas de raisons, surtout quand j'arrive (c'est peut-être différent quand je pars parce que je lui raconte tellement de folies qu'elle pourrait avoir peur). Et donc c'est plutôt moi qui ajoutait du noir dans ses yeux.
Ce genre de trouble de la perception m'est aussi arrivé avec Eva. Au début, je la trouvais menaçante et dangereuse, (je perçois souvent les femmes comme ça au fond) et, en même temps, je cherchais ça et je n'arrêtais pas de lui dire "On n'est pas des chiens !". Elle ne comprenait pas du tout ce que je voulais dire alors elle disait que c'était peut-être un "point de délire". Sauf que des fois, j'ai imaginé la tuer pour qu'elle arrête de me regarder en noir.
Et puis, quand j'étais enfant, je n'ai pas vraiment été dressé, en tous cas pas comme un chien. Sauf peut-être pour la propreté. Oui, il paraît que j'étais propre à neuf mois (c'est bien, mais c'est quand même super tôt). C'est sans doute pour ça que, pendant l'amour, j'aime tant cet instant quand on se goûte un instant et quand l'eau de parfum posée sur la peau s'évapore et laisse place à l'odeur intime, originale. Ni propre ni sale.
Pour la nourriture aussi, j'ai sans doute été un peu forcé mais il paraît que je faisais de "l'anorexie mentale". Je regarderai sur doctissimo ce qu'est exactement cette maladie-là, mais en attendant je me dis que c'est la manière que j'avais de ne pas trop me laisser faire sur ce coup-là. Un peu comme mon petit frère qui n'avait pas assez de globules rouges et alors ne pouvait pas donner son sang.
Pour apprendre à dormir c'était pas top non plus, je trouve. Oui, tous les après-midi, je devais faire la sieste, alors que j'entendais mes copains et mes copines jouer dans la cour, de l'autre côté des volets fermés, des rideaux tirés. Et je ne dormais pas et je trouvais ça triste et trop injuste. Alors un jour, j'ai ouvert le ventre de mon nounours à coups de ciseaux. Je l'appelais Nono mon nounours et il était mon ami pourtant. J'ai fait ça pour me venger, je crois mais je me suis puni moi-même. Et après, il a été recousu et il avait une cicatrice sur le ventre.
Ma psy m'a suggéré que le doudou c'est pour remplacer un peu la mère et que le ventre c'est vraiment pas anodin, alors je voulais peut-être résoudre une énigme que tous les enfants se posent : qu'y a-t-il dans le ventre de la mère ? Comment on fait les bébés ?
Oui, pourquoi pas ! je me suis dit. Parce qu'en plus, d'après mes calculs, c'était l'époque où mon petit frère est arrivé. Et j'étais peut-être super jaloux.
Mais l'énigme la plus importante, et aussi la plus insoluble pour moi, c'est du côté de mon père. Parce que c'était toujours ma mère qui était la boss des premiers dressages et des récompenses. Pour les chiens comme pour les enfants. Et mon père n'a pas vraiment pris part à tout ça. Non, il se tenait à l'écart alors que dans sa vie d'avant il était dans un centre de réinsertion pour de jeunes délinquants, une institution religieuse genre les Orphelins Apprentis d'Auteuil. Lui, il n'était pas du côté des marlous, même s'il était orphelin de mère, et même si, plus tard, il a fait un truc super transgressif avec ma mère et c'est là qu'il a dû changer de vie, mais c'était beaucoup plus tard. Donc mon père, quand je n'étais pas encore né, il animait ces jeunes ados qui étaient en marge ou en rupture de la vie qui va. Et lui prenait soin de les initier, de les accompagner pour repartir dans la vie un peu moins révoltés. Alors des fois je me dis qu'il aurait pu ajouter cette touche-là dans notre éducation.
Et c'est peut-être pour ça que mon grand frère, même s'il ne savait pas tout ça, il a fait un peu le voyou, comme pour se rapprocher de mon père et de cette manière-là d'être en sa compagnie. Moi aussi, à l'adolescence, j'ai fait pas mal d'expériences vagabondes mais c'était en catimini et je ne me suis jamais fait attraper.
Et aujourd'hui, il y a quand même des instants qui me reviennent avec mon père. Ça surgit soudain au fil d'un geste, par exemple quand je noue mes lacets, j'ai l'impression que c'est lui qui m'a appris à faire ça.
Apprendre à manger, à dormir, à être propre, pour tous ces apprentissages premiers, j'ai fait l'enfant modèle, l'enfant sage, et j'ai ainsi mille autres attaches intimes, absurdes, des chaînes fabriquées de toutes pièces. Et quand je prends soin d'écrire tout ça peut-être que je cherche à faire le voyou ou avoir un sucre.
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