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JUN 16

Pas de coups ni de cris

J'ai raconté que ma mère adorait les matchs de catch le soir à table, enfin à la télé, surtout les matchs entre femmes, mais aujourd'hui je me dis que c'est surtout moi qui fantasmais autour de tout ça, de ces corps à corps en sueur, de ces galipettes et de ces étreintes.

Oui, comme du côté du sexuel les choses étaient sous le signe du péché et plutôt verrouillées à double tour, moi j'adorais regarder ces images-là à la dérobade. C'était de la matière première, rare et initiatique, placée sous mon nez pendant un instant. Enfin, pas vraiment sous mon nez, parce que la petite télé était sur le congélateur, un peu derrière moi, alors je devais me tordre le cou pour regarder. Et c'est peut-être à partir de là que j'ai commencé à regarder l'essentiel de travers.

Et puis j'ai pris soin d'oublier tous ces souvenirs pendant des années et des années. Mais aujourd'hui, mes séjours répétés et assidus sur le divan font enfin sauter quelques verrous dans mon inconscient et alors tout ça ressurgit au détour d'un détail et à tire larigot. Avec surtout cette idée que je suis le seul instigateur de mes fantasmes. C'est un peu comme dans mes rêves : quand soudain au fond d'une impasse ou en bord de mer, surgit une femme menaçante ou un voyou, un fonctionnaire de Dieu ou une esclave noire, c'est moi seul qui fait ce casting-là. Et le scénario avec. Et tous les dialogues aussi. 

Et donc, en lien avec le catch et sur le fil du sexuel, j'ai aimé découvrir il y a quelques temps une pratique étrange, le Shibari. C'est japonais, c'est un art martial, en huis-clos ou en public. Mais il n'y a pas de coups ni de cris, et pas d'arbitre non plus. Tout doucement, patiemment, dans un silence quasi religieux, un homme prend soin d'enserrer une femme en kimono ou à demi nue, de la ligoter avec une longue corde de chanvre naturel, une femme qui s'abandonne ainsi entre ses doigts experts. Des pieds jusqu'au cou. Ici, le sensuel et la violence se mêlent avec raffinement même si c'est une violence douce.
Et je trouve que le Shibari c'est bien plus fort que le catch, mais ça n'a pas bonne presse parce qu'à l'origine c'est de la torture nippone et c'est parfois dangereux (genre attaque de panique, syncope, vomissement, etc) et puis c'est repris par la vague du porno dans la rubrique bondage, soumission et sadomasochisme.

C'est un coach en bilan de compétences qui m'avait fait renifler cette piste-là. Je ne sais plus trop pourquoi il s'intéressait autant à ça et je ne crois pas qu'il utilisait des cordes avec ses clientes. Quoique ! Une fois, il avait amené en supervision une femme qui venait toujours voilée dans ses séances, enfin il n'avait pas vraiment amené cette femme-là à l'atelier mais il était venu avec son incompréhension à lui et toute sa gêne face à elle ; mais avec aussi sans doute, par en-dessous, tout son désir inavoué.

Et donc ma mère n'a pas grand chose à voir dans tout ça. Non, parce que quand j'ai découvert le Shibari, c'est plutôt Eva que j'ai imaginé soumettre ainsi et ficeler comme un rôti. Oui, c'était l'époque où elle écrivait son livre sur pourquoi et comment, dès notre prime enfance, on s'attache beaucoup aux autres et on se ligote soi-même. Et comment tout ça, plus tard, nous enrage aussi et fait des sacs de nœuds, dans nos relations amoureuses, amicales ou au boulot.

Son livre s'appelle L'Art du lien, mais c'est pas pour ça que je voulais l'attacher, genre recherche-action ou guide pratique. Non, parce que pour ça, son éditeur lui a présenté un copain artiste qui fait plein de nœuds au soleil avec des cordes de couleur et qui a illustré son bouquin avec des photos de ses créations emmêlées. Moi, je voulais vraiment attacher Eva, la bâillonner, parce qu'au fil des jours ressurgissait avec elle plein de mes frustrations et de mes récriminations d'enfant.

"Oh non ! Quel dommage ! Tu as mis un T-shirt tellement froissé !" elle me disait ainsi un beau matin d'été. "Oups, j'ai pas vu !" je lui répondais.
Peut-être que je froissais son image à elle, 
par ricochet, je me disais. Mais moi, c'était l'époque où je commençais à me foutre de tout le froissé au-dehors. Oui, avec mes voyages sur le divan, c'était enfin le début du dégel de mes souvenirs et je découvrais combien c'était déchiré au fond de moi, souvent. Alors ça m'écorchait sa remarque. J'essayais de garder ça pour moi, genre "examen de conscience" mais ça se déchirait un peu plus tout au fond.

Et un autre jour, c'était mes ongles. Oui, après avoir fourragé un long instant et à mains nues au fond du jardin d'eau (je venais de planter un papyrus dans la mare), ils étaient noirs de terre et pour longtemps tous mes ongles.
"Oh ! Tu t'abimes tellement ! Pourquoi tu ne prends pas des gants ?" elle me demandait alors. "On dirait un enfant sale !", elle ajoutait.
Elle non plus elle ne prenait pas de gants, je trouve, et c'est quand elle me disait ça que tout d'un coup je redevenais un enfant. Mais moi, j'aime tellement ça la terre et tout le sale au fond (et puis c'est pas si sale la terre).
Et pourtant elle disait parfois que le dégoût c'est aussi du désir mais, là, c'était sans doute une limite pour elle. Et puis c'est vrai qu'avec mes doigts je ne fais pas que fourrager l'intime de la terre.
Mais toutes ses remarques m'épuisaient. Je prenais ça comme des attaques toujours.

Une autre fois, j'avais aimé chaparder un bout de tomate dans la salade qu'elle préparait, comme ça en passant et pour la goûter (la tomate, pas Eva). Je sais pas pourquoi ça l'embête beaucoup quand je fais ça et peut-être que je faisais ça pour l'embêter, mine de rien.
Parce que c'est vrai que, plus ou moins consciemment, j'essayais de mener l'enquête pour savoir ce qui, d'elle ou de moi et de toutes nos histoires d'avant, se répétait et s'accrochait ainsi. Je lui demandais mais elle me répondait "Tu verras ça avec ta psy !" parce qu'elle n'en pouvait plus d'être l'objet de mes recherches sur les atomes crochus.
Mais c'était l'été et l'été 
ma psy prend des vacances, alors tous ces moments-là – comment je m'habille, comment je me lave les mains, comment je mange – , moi je reliais tout ça ensemble et ça me rappelait mon enfance. Oui, je vivais ça comme un nouvelle forme de dressage, genre "Allez, fais le beau, Lave-toi les mains, Viens manger !

Aujourd'hui, je crois qu'elle m'invitait plutôt à prendre soin de moi ainsi (c'est grâce à elle par exemple que maintenant j'ai un médecin traitant et que je fais des bilans de santé réguliers et préventifs), mais moi ça me ramenait illico à des instants oubliés, ambivalents et comme une énigme insoluble : le soin apporté était-il une vraie attention ou une emprise au fond ?

Alors je voulais reprendre le dessus, la ligoter à la manière d'un maître Shibari. Et pour ça, j'ai d'abord imaginé des rubans de soie plutôt que du chanvre. Oui, ça faisait genre glamour mais c'était un leurre pour l'amadouer parce que j'étais très enragé au fond. Une autre fois, j'ai pensé à du filin d'acier. Comme j'étais en train de créer une rambarde, un peu arty, pour l'escalier du grenier, j'avais acheté une vingtaine de mètres de câble chez Bricoman et alors j'aimais l'attacher sur le lit, à demi ou complètement nue (et comme elle a un côté chinois, Eva, ça lui va bien le Shibari) et puis la laisser comme ça, un, deux et même trois jours. Enfin, seulement dans mes délires intimes mais pas en vrai.

Et puis tout ça s'est calmé, j'ai traversé cet été-là qui ne fût pas meurtrier. Mais aujourd'hui je sais que j'ai tout ça au fond de moi.

***

Photo : MINSUNGUI, artiste, performeuse et modèle, attachée et attacheuse