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JUN 16

Les oiseaux se cachent pour mourir

Après les matchs de catch, j'ai continué mes recherches sur l'histoire de mes parents en aimant regarder ce qu'ils aimaient regarder à la télé. Et ce qu'ils préféraient tous les deux c'était finalement beaucoup plus romantique que les bagarres sur le ring. Oui, c'était une série qui s'appelait "Les oiseaux se cachent pour mourir".
Et quand c'était le soir de cette série-là, ma mère devenait un peu bizarre. Elle s'agitait pas mal pendant le dîner et elle essayait de nous envoyer au lit plus tôt que d'habitude, comme si c'était très secret ou interdit aux enfants. Pourtant, comme pour le catch, il n'y avait pas de carré blanc sur l'écran.

Alors, dès qu'il y avait un épisode, moi je redescendais de ma chambre au beau milieu du soir, genre "Oulala ! j'ai oublié de faire pipi". Et puis, mine de rien, je traversais la cuisine parce que les WC étaient dehors, dans une petite cabane créée spécialement pour nous. Oui, pour les toilettes publiques, la séparation c'est homme/femme mais pour nous c'était parents/enfants. C'est pour protéger l'intime de chacun, éviter la confusion entre les générations mais c'était surtout parce que ma mère était sensible aux odeurs et les enfants c'est plus sale peut-être. Et c'est vrai que, là encore, ça fait un peu comme pour les chiens, genre "Dehors ! Allez faire dehors !", mais moi j'aimais bien ça parce que j'aimais beaucoup regarder les nuages et les étoiles (même si les jours d'hiver, parfois, il fallait briser la glace au fond de la cuvette).

Et donc quand je repassais par la cuisine, je marchais un peu au ralenti et le regard en coin vers la télé pour essayer d'attraper un bout du film. Et puis après, je restais caché derrière la porte sans faire de bruit. Il y avait une vitre opaque, style verre cathédrale mais sans couleurs ni allégories religieuses ; ça m'empêchait de voir les images mais pas d'entendre la bande-son. Et alors je comprenais que les oiseaux se cachent pour mourir c'était l'histoire d'un prêtre qui tombait très amoureux d'une très jeune et jolie femme. Et vice versa, je crois. Mais le prêtre ne pouvait pas trop craquer parce qu'il était prêtre et donc il avait fait vœu de chasteté. Et c'était tout son tiraillement, entre ses choix religieux et ses choix d'homme, qui créait le suspens.
Et, à la fin de chaque épisode, mon père et ma mère se parlaient longtemps et à voix basse, comme s'ils se sentaient menacés ou sur écoute. Moi je n'entendais rien, alors je remontais dormir mais tout ça me faisait imaginer que cette saga entre le prêtre et la jeune fille avait forcément un rapport avec leur histoire à eux.

Je ne sais pas trop comment elle se finit cette série-là mais, même si on n'est jamais sûr de ces choses-là quand on est enfant, même si je n'avais pas vraiment de preuves, je sentais bien que c'était ça leur secret. Ainsi, dans sa vie d'avant, mon père avait peut-être été fonctionnaire de Dieu. Et, puisqu'il était avec ma mère aujourd'hui, il avait vraiment craqué pour elle. Et vice versa aussi.

Et alors c'était comme les pièces d'un puzzle qui s'assemblaient (enfin, c'est moi qui assemblaient les morceaux du puzzle comme ça). Oui, toutes les phrases en latin, et le vin savouré comme un vin de messe, et les miettes de pain sur la table comme des bouts d'hostie sur l'autel.
Et c'était super cohérent avec la tradition dans les familles à particules. Oui, dans les fratries de ces familles-là, il en fallait toujours un aux manettes du pouvoir, dans la politique, un autre à l'armée et puis encore un autre dans les ordres. La politique c'était la sœur aînée de mon père et comme mon père n'était pas du tout chez les militaires, ni son frère, devenir curé ça a dû tomber sur lui. Et alors peut-être que c'était pas sa vocation tout ça au fond ?

Et puis, une autre pièce importante du puzzle, c'était la différence d'âge entre mon père et ma mère. Même si leur date de naissance c'était plutôt secret aussi, moi je voyais bien que ma mère était beaucoup plus jeune parce que souvent elle était un peu comme ma grande sœur : en mode bagarre comme deux enfants. Et mon père, au contraire, il était toujours très posé comme s'il était d'un autre âge.
Donc j'ai imaginé que si mon père était prêtre, ma mère était peut-être l'une de ses jeunes paroissiennes. En plus, sur le domaine de la maison de mon père, Les Colimaçons, il y a une petite église que son aïeul, Sosthène le marquis, avait bâtie avec des pierres de lave. Elle s'appelle Le Sacré-Cœur cette église-là et il y a le nom de la famille écrit sur les vitraux. Et alors je me demandais si la paroisse de mon père réunissait des petits villages alentours et surtout La Chaloupe, là où ma mère habitait. Et si c'était ça, alors il a dû la confesser et c'est peut-être ainsi qu'ils sont tombés amoureux. Ou c'était peut-être à la messe, un dimanche, quand il lui tendait l'hostie et elle sa langue, comme pour un baiser.

Bon, je n'ai jamais parlé de tout ça à personne, ni à mes frères ni à mes copains. Non, ça paraissait trop loufoque et je préférais garder ça pour moi, comme un secret à mon tour.

***

Ces lignes-là c'est l'une des pièces d'un autre puzzle en devenir, genre conte pour enfants ou premier roman, autofiction ou manuel d'éducation canine : "Fais le beau, Attaque !"