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JUI 16

Amandus Legis Armandus

J'ai évoqué ce surnom de "Théologien" que, dans mon enfance, j'ai reçu de l'Oncle Paul, le cousin jésuite qui venait parfois déjeuner avec nous le dimanche. Et même si à l'époque je ne savais pas trop ce qu'était la théologie, même si pour mon petit frère le surnom "Donald Duck" était un projet plus divertissant, moi j'aimais bien mon étiquette parce que ça m'évoquait quelque chose de religieux. Et c'était alors une manière de me sentir proche de mon père, de son histoire mystérieuse et secrète de sa vie d'avant. Certes, c'était comme une appartenance prescrite, reçue d'un autre homme d'église, avec un air de répétition alors, mais sans obligation ni privation, sans liturgie ni voeu de chasteté.

Et pour tisser davantage cet héritage-là, comme mon père parlait souvent le latin, j'aimais beaucoup plonger et me perdre au beau milieu du Petit Larousse, dans les pages roses, entre les noms communs et les noms propres, là où il y a plein de citations et d'expressions latines. Et j'avais très envie d'apprendre cette langue-là, différente de ma langue maternelle. Et c'est pour ça que plus tard, même si je n'étais pas doué pour les langues mortes ou étrangères, j'ai choisi de faire du latin à l'école.
Il y avait aussi une devise en latin sur le blason familial : Amandus Legis Armandus. Ça veut dire "Armand ne peut vivre que pour l'Amour". Armand c'est une partie de mon nom de famille.

Mais derrière tout ça, derrière l'invitation à l'amour, derrière la théologie et l'enfant programmé pour être sage, c'était compliqué pour moi parce que je sentais aussi tout le contraire souvent. À la fois autour de moi et au fond de moi. Oui, mon goût pour le désordre et le combat était bien présent déjà. Et je me souviens d'un épisode cruel dont j'ai été l'artisan et que j'ai toujours gardé secret alors. 

C'était pendant un repas du soir, en été, je crois. J'avais onze ou douze ans. Nous étions tous à table avec mes parents et mes frères, et j'ai glissé une épingle dans un morceau de pain. J'ai fait ça bien en douce, sous la table, pour ne pas être vu. C'était facile avec toute l'agitation pendant les repas toujours. Je ne sais plus d'où elle venait cette épingle-là – c'était une épingle de bureau avec une tête triangulaire –, et j'avais dû bien préparer mon coup alors.

Et le pain, c'est moi qui aimais aller le chercher en vélo à la boulangerie de Villennes, la petite ville d'à côté dans une boucle de la Seine. C'était des baguettes qu'il fallait choisir toujours "bien moulées et surtout pas trop cuites". Et donc ce soir-là, une fois l'épingle dans mon morceau de pain, j'ai mis tout ça dans ma bouche, entre mes dents (Médan c'est aussi le nom du village où l'on habitait à côté de Villennes -sur-Seine). J'ai fait ça tout doucement pour éviter de me faire mal quand même. Et puis j'ai fait semblant de mâcher sans avaler l'épingle (c'était super risqué je me dis, aujourd'hui) et soudain, au milieu de tout le bordel qui continuait à table, j'ai fait genre : "Oulala ! j'ai trouvé une épingle dans le pain." Comme si c'était moi qui avais trouvé la fève dans la galette des rois. Et, bien sûr, ma mère est sortie de ses gonds.
Je dis bien sûr, là, comme si j'étais sûr de mon coup, même si c'était absolument improbable qu'il y ait une épingle à tête triangulaire dans le pain. Oui, parce que le boulanger ne pouvait pas avoir d'épingles de bureau dans son pétrin sauf s'il tenait ses comptes juste à côté de son fournil. Mais ma mère ne tenait plus en place, elle montait dans les tours, elle pestait tour à tour contre la vilaine boulangère et son boulanger. Elle voulait leur tomber dessus, mais il fallait qu'elle attende le lendemain matin parce que, là, c'était le soir. Et bien sûr c'est ça qu'elle a fait dès l'aube. Je n'y étais pas mais ces deux-là n'ont sans doute rien compris et elle les a blacklisté à jamais.

Et à partir de ce jour-là, elle est allée acheter le pain à l'hypermarché Continent de Chambourcy. Et elle devait faire des réserves dans son congélateur pour toute la semaine parce que ce n'était pas la porte d'à côté. Je n'avais pas prévu tout ça hélas et avec le recul d'aujourd'hui, ça me paraît vraiment méchant, sadique et gratuit ce piège que j'ai tendu à ma mère.

Mais, avec cette histoire-là, il m'est revenu un autre souvenir de mon enfance : ce jour où ma mère m'est tombé dessus aussi. C'était bien avant l'histoire de l'épingle dans le pain et sans aucune raison apparente. Je lisais le journal de Tintin, dans l'escalier qui montait vers les chambres, j'étais calme. Et elle s'agitait autour de moi, avec tout le ménage de la maison tous les jours. Moi, je l'aidais souvent mais, là, je m'étais posé un moment pour lire ce magazine que mon père me rapportait chaque semaine et que j'aimais tellement. C'était des épisodes passionnants, avec Black & Mortimer, Chick Bill, Les casseurs, etc.
Et soudain elle a arraché une, deux et trois pages, comme ça au hasard, et puis elle les a déchirées et froissées. Là c'est moi qui n'ai rien compris ! Et elle est repartie s'agiter avec son balai. 

Alors peut-être qu'avec l'épingle dans le mroceau de pain je cherchais à comprendre pourquoi ou comment elle pouvait sortir de ses gonds parfois. Ou comment je pouvais gagner une partie de catch avec elle mais sans l'affronter directement.

***

Cette histoire d'épingle c'était un billet vagabond écrit l'année dernière sur le divan : "Graine de psychopathe". Je n'écris plus de récits de divan mais j'aime ajouter ce souvenir sur le fil tissé de mon projet d'autofiction.