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AOU 16

Mais qui a commencé ?

Au fond, après mes années lycée, ce n'est pas du tout l'oubli qui m'a fait mettre à distance les femmes à la peau caramel et aux cheveux très noirs. Non, c'est plutôt la peur de ce genre de femmes qui pourtant m'attiraient beaucoup pendant mon adolescence. Parce que, quand je me suis lancé dans ma vie, j'avais encore dans la tête une légende familiale qui racontait que ma mère – probablement initiée et téléguidée par sa famille – , avait utilisé un philtre magique, ou plutôt maléfique, pour envoûter mon père et le détourner de sa vocation (même si devenir fonctionnaire de Dieu n'était sans doute pas sa vocation).
Enfin c'est la sœur de mon père, ma tante Marie-Thérèse, qui évoquait cette histoire-là quand elle venait déjeuner le dimanche avec l'oncle Paul, le cousin jésuite. Elle disait que c'était une rumeur qui s'était répandue comme une traînée de poudre quand mes parents ont dû quitter leur île natale avec ma sœur encore bébé. Mais en racontant ça, ma tante aussi entretenait la légende, comme si elle y croyait dur comme fer. Ou peut-être qu'elle voulait démêler le vrai du faux ou bien, mine de rien, qu'elle avait pas digéré le fait que mes parents ont donné à ma sœur le prénom de Marie-Thérèse
 – comme elle donc – , alors que cet enfant-là était né du péché et d'un scandale.

Mais quand elle racontait ça, ni mon père ni ma mère ne protestaient, alors moi j'imaginais que ce n'était pas faux et qu'une femme comme ma mère pouvait faire dérailler un homme. Et, même si ça paraît un peu fou, c'est vrai qu'il y a sur l'île des pratiques un peu étranges genre vaudou et magie noire. Tout ça fait partie des rituels religieux des communautés noires, malgaches ou indiennes qui vivent sur l'île et se mélangent mais ça doit tout à la fois effrayer et fasciner les blancs et les familles nobles. Ma mère parlait pas mal de tout ça avec mon père, et surtout de la marche sur le feu que pratiquent les tamouls comme si elle aurait bien aimé essayer.

Et donc c'est avec cette légende de l'étrangère qui peut être dangereuse pour l'homme, que je me suis lancé dans ma vie. Et pendant des années, je me suis échiné à construire une vie qui me semblait idéale dans tous les domaines : l'amour sans anicroche ni match de catch, un couple que je voulais éternel, deux enfants (une fille et un garçon qui aimaient bien faire plein d'études), une vieille maison au milieu d'un grand jardin avec un chêne multi centenaire, mon métier (dans ma vie d'avant je faisais du conseil en organisation comme pour essayer de mettre de l'ordre dans les affaires des autres alors que dans mon histoire c'était pas du tout ça), etc, etc. Et donc tout allait comme sur des rails. En tous cas dans les apparences.

Et puis un jour, j'ai rencontré Eva. Enfin, c'est plutôt elle qui a voulu me rencontrer. Et comme elle est espagnole, avec les cheveux noirs et la peau caramel (surtout dès qu'elle se met au bout du soleil), ça réveillait ma peur d'être envoûté et de soudain sortir des rails. Et c'est d'ailleurs ce qui commençait à se passer. Pourtant elle ne fait pas du tout de magie ni de sorcellerie Eva, mais comme elle était en psychanalyse depuis plusieurs années, elle est très sensible aux élans de l'inconscient, aux désirs et aux sabotages de chacun, à tout ce que l'on dit entre les mots, à travers nos lapsus, nos rigidités, les salades qu'on se raconte. Alors elle avait souvent des fulgurances et des intuitions que je prenais comme un savoir sur moi-même. Mais elle pointait simplement mes contradictions et ma dualité au fond. 
Tout ça m'attirait beaucoup. Oui, c'était comme une langue étrangère que je pouvais apprendre. Mais ça réveillait aussi toute la légende familiale que j'avais toujours voulu fuir, surtout la peur d'être séduit et manipulé par une femme. Eva disait que c'était plutôt une peur infantile, la peur des enfants que leur mère soit un peu comme une sorcière et qu'elle sache tout sur eux. Et elle, elle n'était pas du tout ma mère !

C'est là alors que j'ai décidé d'aller sur le divan, pour essayer de me sortir de toutes ces histoires passées qui ressurgissaient et qui se mélangeaient avec le présent. Mais j'ai quand même mis Eva à distance. Oui, je voulais faire ma psychanalyse au calme et éviter d'en rajouter. Mais ce n'était pas si simple parce qu'on commençait à faire plein de trucs ensemble tous les deux (professionnellement je veux dire), et ça marchait plutôt bien (c'était autour des sept péchés capitaux et je parlerai de ça plus tard sans doute).

Et entre mes séances sur le divan, j'ai aussi voulu mener l'enquête sur les légendes familiales, comme pour mettre les bouchées doubles et sortir enfin de tous les tabous et des fantasmes passés. Pour ça, j'ai cherché à revoir ma tante Marie-Thérèse. C'est une femme vraiment étonnante, elle avait presque cent ans quand je l'ai revue, elle a été la première femme maire de La Réunion et la seule femme à siéger au Conseil général. Elle a aussi géré le domaine des Colimaçons, la maison familiale, qui est devenue maintenant un Conservatoire botanique.
Et elle se souvenait très bien des histoires entre mon père et ma mère tellement tout ça avait fait scandale à l'époque. C'est là qu'elle m'a raconté que la marraine de mon père l'a envoyé au séminaire pour qu'il devienne prêtre. Et comment quand il a rencontré ma mère, l'affaire est remontée jusqu'au Vatican. Et puis, sans que j'évoque les questions de magie noire qui m'agitaient beaucoup avec Eva, elle m'a parlé de la fois quand elle s'est présentée aux élections municipales. C'était très serré face aux communistes, le parti d'opposition (ma mère avait aussi un demi-frère très actif dans ce parti-là, je crois). Et selon ma tante, ces gens-là connaissent très bien les sorcelleries et les breuvages maléfiques alors ils ont essayé de l'empoisonner. Tout d'un coup elle est devenue toute jaune (avant les élections, pas pendant qu'elle me racontait cette histoire). Et durant plusieurs jours et plusieurs nuits, elle s'est tenue entre la vie et la mort. Mais finalement elle a survécu et elle a gagné les élections.

En voulant remonter comme ça aux origines, moi je pensais démêler le vrai du faux, résoudre les énigmes tenues secrètes, et surtout savoir qui de mon père ou de ma mère avait commencé ? Mais je me sentais encore plus confus et démuni après ça.
Et, en même temps, au fil de mes séances sur le divan, je découvrais que chaque histoire a aussi tout son contraire et que c'est sans doute mon père qui a cherché à séduire la jeune fille qu'était ma mère. Oui, il était bien plus âgé qu'elle et ça pouvait enfin le libérer de ce rituel assez fou des familles nobles qui assignent à l'un des enfants le projet d'entrer dans les ordres.
Et avec Eva je voyais bien alors que je cherchais aussi à la séduire au fond, comme pour sortir des rails des apparences. Oui, j'étais très attiré, à travers elle, par tout ce que je m'étais caché à moi-même jusqu'alors. Et peut-être que c'est moi alors qui avais commencé.

***

Photo : C'est ce genre de mortier que ma mère utilise, non pas pour faire des philtres d'amour ou des potions maléfiques, mais pour la cuisine créole, genre rougail de tomates, purée de piment