La séance est ouverte… Rousseau, transfert, contre-transfert… Quand je vois passer ces mots-là l'autre jour sur mon fil Facebook, je clique sur le lien et c'est un article de Libé sur un nouvel ouvrage écrit par plein de psys. Chacun d'eux raconte un bout de séance ou d'une cure, en deux ou trois pages et avec un éclairage particulier, un concept à rebours des idées bien répandues : L'hypocondrie créative, La normopathie, L'anti-analysant,…
Ça se veut "à l'écart des modes et des polémiques" et c'est centré sur les déploiements contemporains de la psychanalyse. Et alors je me dis que j'aimerais bien le lire ce livre-là. Même si je ne lis pas trop les livres psys parce que pour l'instant je préfère les travaux pratiques à la théorie (oui, tout le travail d'enquête, d'archéologie intime sur le divan, enfin sur moi-même). Mais ce livre-là j'aime le commander à la librairie de la ville. Et quand il arrive quelques jours plus tard, je m'assois au bord de la fontaine, je le feuillette et c'est encore tout un régal qui s'annonce sur la table des matières : L'agonie primitive, La relation d'inconnu, La vivance, Les séparations imparfaites…
Et alors sans attendre de tout lire (parce qu'il y a quand même cinquante-huit psys qui ont écrit), je partage là quelques extraits.
Oui, parce que c'est vraiment bien et ça parle tout autant de ce qui se passe derrière le divan (quand le psy patauge par exemple) que des patients qui fréquentent le divan aujourd'hui : les « états limites » bien plus « borderline » que les névrosés des temps fondateurs. Et avec ces patients-là « la logique du trauma, le recours à l'agir, la compulsion à répéter s'avèrent plus marqués que dans les cures de naguère, censément rythmées par les aventures de la parole et le principe de plaisir » (je crois bien que je suis un peu ou beaucoup comme ça et aussi de plus en plus aussi ceux que j'accompagne).
En partage quelques extraits donc.
En partage quelques extraits donc :
L'INFANS SCRIPTOR
L'homme pleure, il ne sait pas pourquoi. Les larmes ruissellent, il en est étonné, c'est nouveau. Quelques instants auparavant, il a parlé de la mort de sa mère malade : il avait 10 ans ; il en a 60 maintenant. Sitôt qu'elle est disparue, il a été placé en internat dès la rentrée suivante, n'a point pleuré et n'a plus jamais parlé d'elle. Maintenant, il dresse ce constat loin de l'événement, alors que des conflits conjugaux récents font envisager une séparation qu'il ne souhaite pas. Il ne se mesure que maintenant abandonné par sa mère et se surprend à comprendre son choix amoureux car son épouse est plus âgée que lui : serait-elle la « remplaçante » de l'absente ? Il est possible qu'au plus secret leur relation se soit inscrite ainsi. Maintenant, il parle enfin, il ose parler, il ose parler à l'analyste. La suite, c'est une parole qui se libère et qui se permet de laisser aller l'expression des souvenirs, ceux-là mêmes qui emmuraient les affects. On serait presque tenté de le faire taire, désormais.
Si nous devons à Freud d'avoir attiré notre attention sur les scénarios infantiles qui se perpétuent à l'âge adulte et structurent certaines actions, il revient à J.-B. Pontalis d'avoir imagé cette démarche en lui donnant des formes qui convoquent des figures d'enfance, en particulier celle qu'il a nommée infans scriptor.
[…]
Retour à l'analyse : les transferts agissent avec insistance et placent l'analyste en position de destinataire des mots et de transitaire depuis le moment où ils ne pouvaient être formulés. L'homme qui parle et raconte ce lointain souvenir est sincère. Comment comprendre qu'il livre si vite à un inconnu, au début de ses séances, ce qui est sans doute son secret comme son tourment hérités de l'enfance ? À ce stade de la rencontre, c'est plutôt du côté du mandataire qu'il faut aller, celui qui permet une puissante levée du refoulement. Il s'agit de parler à un inconnu qui écoute et ne commente pas immédiatement, qui n'offre pas tout de suite une quelconque explication.
Dans les trains de naguère, il existait des couloirs où, accoudés à la barre et le regard perdu sur le paysage au loin, des hommes et des femmes parlaient, des rencontres naissaient, éphémères, des secrets s'échangeaient. Arrivés à destination, les étrangers qui, un temps, avaient été si familiers reprenaient les oripeaux de leur vie habituelle et disparaissaient. Chaque séance d'analyse est ainsi faite, unique mais répétée.
La possibilité de changements provient de la capacité que possèdent les mots de migrer et avec eux les affects qu'ils contiennent. La puissance évocatrice de la langue permet de telles plongées suivies de telles résurrections : alors, ce qui avait été tu trouve vie, justifiant pleinement qu'il est si difficile de se défaire de soi et qu'on y arrive seulement au décours de cette singulière démarche qu'est l'analyse. C'est au prix de la libération de la parole enfouie que cette ouverture s'impose, met en mouvement des formes figées et ouvre des espaces nouveaux : le nouveau est caché parmi le plus familier.
J.-B. Pontalis, tant dans son travail d'écriture que dans son exercice clinique, a accordé une grande attention aux expériences d'emmurement psychique, celles durant lesquelles, dans l'enfance, la parole se fige : il ne s'agit pas de l'ennui, ce temps qui n'est plus reconnu comme fécond. Non, il s'agit d'un temps non vécu, immobile, celui-là même que l'analyse remet en action. Il est fait de sidération et de terreur blanche qui s'inscrivent dans la psyché comme des hôtes étrangers : les mots s'impriment mais ne migrent pas et, en ce sens, ils sont perdus au moins transitoirement. Ils peuvent cependant retrouver une mobilité et, alors qu'on les croyait perdus à jamais, se remettre à vivre et à parler de temps psychiques anciens.
L'analyste ouvre une piste : le patient avait perçu enfant toute la détresse de son père face à l'épreuve du deuil. Cet homme était devenu glacé. C'est sans doute aussi pour le protéger que le petit garçon s'identifiant alors au désarroi de son père avait lui aussi pris la posture du silence. Maintenant, des éléments factuels de sa vie l'autorisent à mettre en question cette statue du commandeur.
La libre association a de beaux jours devant elle car, en favorisant la remémoration, elle développe l'écoute de la langue : elle chemine par renvoi, d'analogie en analogie, et ainsi le « muet de la langue » construit son « discours » que l'analyste honore de son écoute.
[…]
JEAN-YVES TAMET - Pages 56 - 59
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LE RÉCIT DE CAS
Si Freud a souvent eu recours au récit de cas pour étayer sa pensée et confirmer ses vues, il a également souvent pris appui sur des exemples littéraires. Il était en effet convaincu que la vérité psychique des personnages de fiction n'était pas moindre que celle qui s'observait dans la cure : l'intuition profonde et heureuse de certains créateurs permettrait de figurer d'emblée ce que les psychanalystes mettent souvent plus de temps à comprendre. Quant au fond, vérité psychique et fiction romanesque se trouvent nécessairement enchevêtrées.
Alors que, depuis des semaines, cette jeune femme ne raconte que des cauchemars qui les paralysent elle et l'anayste, son récit d'aujourd'hui est un rêve, un vrai, qui débute juste après l'angoisse, comme si le cauchemar avait eu lieu auparavant. Le rêve commence au moment où le ravisseur qui l'avait enlevée la relâche. Elle est soulagée, d'autant plus que ce dernier ne lui voulait pas de mal. Il cherchait simplement à lui donner une leçon ! Dans le rêve, elle n'en demeure pas moins choquée et surtout désireuse de se venger. La police lui confirme que le bandit est en réalité le procureur : il mène un double jeu, mais les preuves manquent pour le confondre. Elle décide donc de s'en charger elle-même et va le provoquer, le narguer dans une bibliothèque. La situation se colore à nouveau d'inquiétude : le méchant devient invisible, elle se sent en danger et fuit hors de cet endroit avant de se rendre compte que son enfant y est restée. Cela pourrait à nouveau mal se terminer, mais elle la retrouve saine et sauve et se réveille, tranquillisée.
Voilà un rêve qui pourrait fournir la trame d'un roman policier, mais le plus étonnant, c'est que la patiente associe spontanément. Elle nomme les protagonistes : le procureur serait son père qui l'a maltraitée dans son enfance et surtout abandonnée. La police, ce serait sa mère (l'analyste n'y avait pas immédiatement pensé), qui n'est pas suffisamment intervenue pour la protéger de son père. L'enfant en danger n'est donc pas seulement son fils, mais la petite qu'elle était. Ce scénario reprend plus d'un an de psychanalyse. Il suit une interprétation où, dans le transfert, l'analyste avait clairement endossé quelque chose de ce père profondément antipathique dans lequel, jusqu'alors, il répugnait à se reconnaître. Enfin, dans le rêve, le signifiant bibliothèque fait le lien avec le cabinet car, à côté du divan, se dresse effectivement… une bibliothèque. Dans cette fiction, l'analyse serait-elle devenue le lieu du crime ?
Cette séance n'a pas été prise au hasard ; le fil conducteur proposé simplifie les choses et gomme les hésitations, les larmes entremêlées.Toutefois, il ne dissimule pas l'essentiel. Il s'agit d'un récit de cas « éclair », résumé par une seule séance composée du rêve et de ses associations. Par souci de rapidité, on ne raconte pas le cas ; il se narre un peu tout seul, avec le désavantage que le rôle de l'analyste reste dans l'ombre. Dans un récit plus conforme, peut-être aurait-on dû fournir davantage de matériel, des événements importants de la vie du patient pour les mettre en relation avec le déroulement de l'analyse. Peut-être aurait-il fallu présenter plusieurs séances, voire le détail des paroles échangées. À quelle fin, cependant ? Pour éviter d'en faire un roman ?
Parler d'une patiente, rédiger un récit de cas, c'est tenter de partager l'essence de la rencontre analytique, ce qui est évidemment impossible. Pour le dire en bref, hors de la séance, ce n'est plus la séance. On ne saurait rendre un compte exhaustif des mots échangés, de l'intonation, du rythme, du mouvement des corps, l'un sur le divan, l'autre dans le fauteuil, de l'échange inconscient, du processus, de l'histoire que parcourt l'analyse et dont il est question. Si détaillé qu'il soit, le récit de cas demeure partiel, sélectif, reconstruit, en un mot : fictionnel.
Toutefois, le recours à cet artifice permet parfois d'éclairer les éléments dissimulés dans la séance, justement en raison des effets de proximité et d'actualité. C'est en cela que le décalage fictionnel est fructueux lorsqu'il parvient à préserver le lien psychique entre la situation de la séance et celle du récit. L'écriture permet alors à l'analyste de prendre la mesure de ce qui lui a échappé en séance. Car c'est l'insu de son contre-transfert qui en organise la scénographie, mais c'est dans le récit qu'elle trouve à se nommer. Ainsi, pour cette patiente, c'est toute la question du roman policier qui est soudain apparue quand a été écrit le récit de son rêve.
NICOLAS DE COULON. Pages 52 - 54
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Des psychanalystes en séance - Glossaire clinique de psychanalyse contemporaine
Édition publiée sous la direction de Laurent Danon-Boileau et Jean-Yves Tamet
Collection Folio essais (n° 614), Editions Gallimard - Février 2016