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SEP 16

C'est pas étanche

Avec mon projet d'autofiction, "Fais le beau, Attaque !", je croyais que je n'aurais plus besoin d'écrire sur le divan, enfin sur les séances avec ma psy (d'ailleurs, je ne sais toujours pas pourquoi j'ai ce besoin-là). Et l'autre soir, comme c'était la rentrée, forcément je l'ai revue et alors c'est comme si je faisais une rechute, là.

C'est dommage parce que je voulais continuer avec mes histoires plus actuelles, genre Ambiance manivelle à la Biocoop. Oui, ce matin-là de l'été quand j'ai fait un détour par le magasin bio, en Simca avec Eva, et que je suis tombé sur le camionneur fou.

Pourtant, écrire comme ça c'était une manière de commencer à laisser derrière moi mes années d'enfance avec toutes les histoires de dressage. Mais, il y a toujours des histoires de chien dans ma vie et puis l'inconscient qui pulse à tire larigot. Je ne suis pas maître en ma demeure.

Des miettes de croissant, des morceaux de pain beurré, des biscrock ® , des os du boucher ou à mâcher, ça m'enrage de voir le sol salopé avec tout ça. C'est Snow, le chien d'Eva, qui veut sa part quand on déjeune. Quand c'est au jardin ça va, mais dans la maison c'est vraiment difficile pour moi, ça me crispe à chaque fois. Et comme par terre c'est du jonc de mer, les taches ne partent pas du tout, ni avec de la terre de Sommières ni avec des détachants express ou à sec.
C'est tout ça que je déballe sur le divan, l'autre soir. C'est la première séance de rentrée et je vois bien que je lâche ma rage sans vraiment pouvoir analyser. Comme si, avec toutes les vacances, j'avais un peu perdu l'habitude. Pourtant je voudrais vraiment savoir d'où ça me vient toute cette rage devant le sale et les taches. Et puis passer à autre chose alors.
C'est vrai que des fois, je donne aussi un peu de beurre ou de la crème fraîche à Azraël ou Cajou quand elles passent par là. Ce sont les deux chattes officielles de la maison, et elles lèchent le bout de mon doigt, ça râpe et c'est tout doux leur langue et parfois le beurre tombe par terre et ça fait une tache.
"Il n'y a que toi qui les vois ces taches", me dit Eva comme pour me calmer. Mais ça ne me calme pas du tout, même si je sens bien que c'est exagéré, parce qu'il n'y a pas tant de taches que ça. Mais moi je ne vois que ça. Ça fait comme une distorsion dans ma tête.

– C'est quoi le sol, vous avez dit ?
Là, ma psy me coupe dans mon déballage de rentrée pour que je revienne un instant en arrière. C'est vrai que je suis passé un peu vite sur les détails techniques – le sol et tous les produits ménagers –, parce que ça n'apporte rien à la psychanalyse, je trouve. (Mais c'est vrai qu'elle me dit toujours de ne pas trier a priori).
– C'est du jonc de mer, je lui répète.

Comme elle ne dit plus rien, là, je me dis qu'elle ne voit pas trop ce que c'est le jonc de mer. Et je sais qu'il y a un autre mot pour ce genre de revêtement mais là, c'est bizarre, ça bugge dans ma tête.
Jonc de mer. J'essaie d'oublier ça pour retrouver l'autre mot et lui expliquer mais c'est pire. Maintenant j'ai ça sous mon nez comme si c'était écrit en majuscules. Et soudain j'entends ça tout autrement et j'éclate de rire. Oui, je pouffe sur le divan comme jamais parce que j'entends "jonc de mère".
Pour que ma psy ne me prenne pas pour un fou je me calme un peu mais il y a une image incongrue qui me vient, comme une alliance impossible. D'un côté le jonc me fait penser à la mare et à la tige d'un roseau, avec au bout le velours tout doux, comme un sexe d'homme alors (même si le jonc de mer c'est sans doute au bord de la mer et c'est plutôt les feuilles du roseau j'imagine). Et de l'autre côté je vois, une femme, enfin une mère. Jonc de mère ! La mère avec un sexe d'homme alors. Tout ça va très vite dans ma tête, c'est juste une image et je ne raconte pas tout ça à ma psy parce que ça n'a rien à voir avec les taches sur le sol et ma rage. Et puis elle va peut-être penser que je suis vraiment un malade.

Et de toute façon, elle reste fixée sur les questions de ménage, là :
– Elle faisait beaucoup le ménage votre mère ? elle me demande.
Pfff ! Là, je soupire, j'enrage un peu aussi et je me sens fatigué tout d'un coup. Parce que je lui ai déjà raconté tout ça. Oui, bien sûr que ma mère avec tous les enfants qu'elle gardait d'un côté et puis nous de l'autre, elle était accro au ménage. Et moi alors j'aimais bien l'aider un peu. Balayer la cuisine, ramasser les cendres dans la cheminée, passer la paille de fer sur l'escalier de chêne, et puis de la cire après, etc. Mais je faisais tout ça plutôt spontanément je crois. Ce n'était pas du dressage, je veux dire. Et j'aime beaucoup faire ça encore aujourd'hui.
Alors c'est peut-être moi tout seul qui m'enrage devant tout le sale sur le sol. Mais comment savoir au fond ?

Le sale ça me fait quand même penser à un apprentissage de l'enfance, la propreté, un vrai dressage ça. Sur le pot et à heures fixes. Alors peut-être que c'est plutôt ça qui aujourd'hui m'agite encore, la peur d'être moi-même sale.
Ce serait un peu comme Snow alors. Oui, elle guette, elle s'enrage et elle attaque méchamment les mouches tout autour d'elle comme si elle n'arrivait pas à bout des puces qu'elle a à fleur de peau et de poils. Elle déplace au dehors ce qui est sur elle. Mais j'en ai vraiment marre de ces histoires de la petite enfance et de chiens. Et j'ai envie de passer à autre chose maintenant.

Alors je continue sur un terrain plus actuel, sur cette idée que "Les femmes c'est pas étanche !". C'est Eva qui dit ça. "Oui, ça suinte, ça fuit !" elle ajoute. Et c'est vrai que ça coule toujours, plus ou moins. Du sang tous les mois, du musc et de la mouillure, souvent ou selon l'ambiance. Et plusieurs jours après l'amour aussi. Alors peut-être que les femmes sont plus en affinité avec ce que moi j'appelle le sale. Et tout ça peut éveiller le désir aussi. Surtout les odeurs et les saveurs.
Je continue un instant sur ce fil-là comme pour avoir l'avis de ma psy peut-être, enfin plutôt son avis de femme là-dessus. Mais elle ne dit rien. Je continue quand même, je dis qu'on a beau dire mais la femme a plein de choses que les hommes n'ont pas. Oui, elle peut faire des enfants, avoir du lait, donner le sein. Et puis, pendant l'amour, si on est vraiment à l'écoute de son itinéraire préféré, alors le plaisir est presque infini pour elle.
Et peut-être que l'image folle de tout à l'heure, la femme avec un sexe d'homme, enfin le jonc de mère, c'est tout l'inverse : un homme avec un ventre de femme et aussi tout le plaisir qui va avec. Un de mes nouveaux fantasmes fabriqués là, en direct sur le divan, pour avoir ce que je n'ai pas.

Et puis il y a un souvenir qui me revient, là. Un truc que je n'ai jamais dit à personne. Quand j'étais ado, il y avait un livre qu'on se passait en douce entre copains. Ce n'était pas un livre porno ni un manuel d'éducation sexuelle mais il y avait des trucs étonnants dedans. Par exemple – et c'est surtout ça qui m'a marqué –, il y avait une ou deux pages sur les boules de Geïsha, ces petites boules de verre reliées par un fil que les femmes peuvent enfiler discrètement. Il paraît que certaines portent ça pendant la journée, au bureau ou dans la rue, sous la pluie ou au soleil et avoir du plaisir avec ça. Un plaisir intime, continu et sans que jamais personne autour n'en sache rien.

J'ai continué un peu sur ce fil-là et elle n'a pas dit grand chose ma psy, non elle a juste relevé ma phrase "une femme qui aurait du plaisir toute la journée ?" Là, c'était une question, mais pas pour elle, pour moi sans doute, comme si elle voulait me mettre sur une piste.
La séance s'est finie bien sûr et quand je suis sorti, j'ai vu qu'il y avait un tout nouveau tapis devant sa porte. C'est bizarre je ne l'avais pas vu en entrant. Et le plus fou c'est que ce tapis-là c'est du sisal. Oui, du sisal, et c'était exactement ça l'autre nom que je cherchais pour le jonc de mer. C'est pas tout à fait pareil mais on dit aussi du coco, je crois.


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