"Les belles vitres font les belles lumières." Il m'avait écrit ça sur une carte de sa galerie d'art. Les lumières c'était celles d'un matin d'automne, avec le soleil dans les arbres et Notre-Dame juste en face. Il avait signé Frère Gilles parce qu'il était dominicain. Il n'avait aucun autre signe extérieur de son alliance avec Dieu et je l'ai imaginé un instant au beau milieu d'un monastère, en chasuble ou en robe de bure, avec ceinture de chanvre et sandales. Et peut-être avec quelques autres de sa confrérie.
Moi, je venais de laver l'immense baie vitrée et les portes de verre de la galerie. Dedans-dehors, enfin dehors et puis dedans.
Ce job d'un instant ça venait d'une agence chic à deux pas du Trocadéro qui proposait aux étudiants des missions genre coursier, homme de ménage ou chauffeur de maître pour des gens chics aussi. Ces gens-là me demandaient à nouveau et me recommandaient entre eux, alors je passais pas mal de temps comme ça, entre les cours en amphi et les TD à la fac, avec le sceau, la raclette ou l'aspirateur à la main.
Il y avait aussi le samedi soir, dans des châteaux de famille, pour les cousinades ou les mariages de jeunes filles avec chevalière et robe en organza de soie. Et moi j'étais dans les coulisses avec le champagne et les petits fours salés et puis sucrés.
Je faisais ça parce que donner des cours de maths aux ados des familles chics certes ça payait ma chambre sous les toits, mais pas le reste ni les voyages avec B, l'été, à La Réunion, au Zaïre ou au Portugal.
Pour B, l'argent ce n'était pas trop une question parce qu'elle avait une bourse d'étudiante chaque année. J'étais sans doute un peu jaloux de ça au fond parce que les choses n'étaient pas ce qu'elles semblaient être : B fille d'ouvrier qui prépare une thèse et moi aristo mais qui fait le ménage.
B me savait dans cette rivalité-là parce que c'est aussi avec ça qu'on s'est rencontré et accroché la première fois. Oui, comme un match de catch à table, un soir d'été à la montagne : elle aimait voter très à gauche et moi, avec mes particules et mes études d'éco, je filais un mauvais coton selon elle. Le catch à table, pour elle je ne sais pas, mais pour moi c'était comme un art d'aimer. Et on a continué ainsi sur le mode lutte des classes parce que l'alliance des opposés dans le couple c'était l'une de mes énigmes (toute ressemblance avec l'histoire de mes parents n'était donc pas fortuite).
"Si ça trouve tes parents ne sont pas imposables, me disait-elle, alors regarde et tu pourrais peut-être aussi avoir ce genre d'aide." Mais envisager ça c'était très compliqué pour moi parce que ce n'était pas mes oignons et, pour mes parents, l'argent avait toujours été un secret qui s'ajoutait à tout le reste de leur histoire. Oui, c'était tout aussi tabou que les histoires de sexe et d'amour (et même plus encore).
Alors, comme toujours quand les choses restent cachées, j'imaginais tout et son contraire ; peut-être en avaient-ils un peu, beaucoup ou pas du tout (sans encore savoir que ça serait aussi à la folie).
Le frère Gilles m'a sollicité à nouveau. Pourtant les lumières étaient toujours belles et les vitres pas vraiment sales. Alors je voyais bien que c'était plutôt pour me parler. Il a commencé à évoquer les jeunes artistes qu'il aimait exposer, peintres ou sculpteurs, inconnus ou mal connus, qui venaient de pleins de coins du monde. C'était pour eux comme une galerie d'essai à l'écart du circuit marchand. Il me montrait leurs créations, bien rangées dans des cartons à dessin, au fil des expos. Il y avait surtout Kōzō, un peintre japonais devenu son ami, qui dessinait les fleurs comme des papillons. Et l'inverse aussi (là encore, les choses n'étaient pas ce qu'elles semblaient être).
Je ne sais pas trop ce qui l'attirait en moi et, même si à l'époque je ne connaissais rien aux histoires de transfert et de répétition inconsciente, je sentais bien que de mon côté c'était comme si mon père s'était soudain mis à me parler un peu et vraiment.
Oui, parce que cet homme-là était âgé aussi, beaucoup plus que mon père et la peau de son visage était comme un parchemin très ancien. Et puis il y avait tout ce que je fantasmais sur son côté dominicain en civil. Comme si lui avait réussi à mener une double vie avec, d'un côté, sa galerie d'art et de l'autre côté, Dieu mais sans tous les rituels religieux. Comme si Dieu était sa couverture (même si évidemment il y a un lien entre l'art, la création et Dieu).
Lui m'a questionné sur ma vie, sur mon histoire, sur pourquoi je n'étais pas marié alors que je partageais ma vie avec B. De plus en plus. Ça c'était moralisant et comme si je retournais en confession mais sans confessionnal ni absolution. Et ce côté intrusif me rappelait ma mère.
Et puis il m'a invité à venir à une soirée quelques semaines plus tard mais sans passer par les fenêtres cette fois (sans faire les vitres je veux dire). Oui, ce serait une soirée avec des artistes, informelle et genre papotages autour de l'art. Ça m'attirait mais ça m'inquiétait beaucoup aussi parce que je n'étais pas du tout de ce monde-là.
Pendant ce temps, la question de B de savoir si mes parents étaient imposables se frayait un chemin dans ma tête. Ça me donnait envie de mener l'enquête. Et, bien plus que l'idée d'avoir une bourse (il est vraiment ambivalent ce mot-là), c'était surtout l'envie de fouiner et de percer un nouveau secret qui m'excitait. Mais j'avais quitté la maison familiale et là-bas les placards étaient toujours fermés à clé sans trop savoir où ma mère planquait son trousseau.
Alors j'ai essayé de la sonder, enfin sur les questions d'argent. J'ai évoqué avec elle la possibilité d'une bourse pour continuer mes études mais j'ai bien vu que ça la mettait illico à cran. C'était vraiment bizarre parce que quand mon père et elle ont débarqué en métropole, ils ont dû être aidés pour se loger et s'installer. Je n'étais pas encore né, mais il paraît que c'était à Montretout, un petit village de la Seine-et-Marne. Montretout, eux qui voulaient tout cacher de leur histoire (et moi qui essaie de réécrire l'histoire, là !). Et puis après, à Marly-le-Roi, comme on est devenu une famille nombreuse, ils recevaient des allocations familiales. Mais peut-être que ce genre d'aides c'était honteux pour ma mère. Pour mon père, je ne savais pas trop parce qu'il ne disait rien. Mais quand il était prêtre, j'imagine qu'il n'avait pas du tout le souci de gagner de l'argent.
Alors j'ai eu l'idée de passer par la mairie de Médan. Oui, parce que madame Santin, la secrétaire, connaissait bien toute notre famille et un peu les coulisses du côté de l'argent, genre les questions de quotient familial et d'allocations. Mais c'était risqué parce qu'il ne fallait pas qu'elle vende la mèche ni qu'elle se sente en double loyauté entre mes parents et moi. J'ai pris le risque quand même et, en retournant à la mairie, je me suis souvenu du temps de mon enfance quand on allait à l'école sur ce chemin-là. Il y avait un immense figuier qui tombait sur la rue et qui donnait des fruits à foison aux premiers jours de l'automne. Et parfois ma mère nous accompagnait avec Kelly & Sheila, les deux chèvres qu'on avait au jardin. Mais un jour Kelly (ou peut-être était-ce Sheila) est morte, empoisonnée sans trop savoir comment. Alors ma mère l'a fait empailler et elle a accroché sa tête sur un mur de la salle à manger (c'était un peu fou, je trouve).
C'est aussi sur ce chemin-là, derrière les buissons du parc, que pour la première fois j'ai vu une fille de mon âge, Myriam, toute nue. Oui, j'étais en CM2 et j'avais un copain un peu voyou qui lui a demandé de soulever sa jupe et puis de baisser sa culotte. Ça m'a beaucoup impressionné qu'elle fasse ça, comme ça, amusée et sans chichis. Pour elle, le sexe ce n'était pas tabou.
Donc, une fois arrivé à la mairie, j'ai commencé à raconter à madame Santin, mon projet, mon envie de continuer mes études à la fac.
À suivre
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FAIS LE BEAU, ATTAQUE ! – Autofiction en écriture
En photo : Kōzō Inoue – "Midi" – sérigraphie.