06
OCT 16

Ça pique mais c'est bon

Mon autofiction en écriture, "Fais le beau, Attaque !", se déplie comme un feuilleton à présent ; et, là, ça continue.

Si vous avez raté "Aussi tabou que l'amour", l'épisode précédent :

J'étais en fac de sciences éco et j'ai découvert que je pouvais peut-être avoir une bourse d'étudiant, alors j'ai voulu mettre mon nez dans les histoires d'argent de mes parents.
Et 
entre deux cours, en faisant le ménage, j'ai rencontré un père dominicain qui tenait une galerie d'art, au bout du pont de l'Archevêché

Je n'ai pas eu trop de surprises avec la secrétaire de mairie, madame Santin, quand je suis allé farfouiller dans les revenus et les impôts de mes parents. Non, aucune embûche. J'aurais sans doute préféré ajouter du piment à l'affaire. Parce que le piment ça pique mais c'est bon.
J'avais par exemple imaginé pénétrer dans le bâtiment plutôt côté jardin et par une nuit sans lune. Par effraction donc. Ça peut paraître carrément fou ou très tordu; parce que la mairie c'est une institution publique quand même, mais c'est ça la mécanique de l'inconscient. C'est à rebours du sens commun.
Oui, comme les affaires d'argent étaient restées aussi cachées et mystérieuses que les histoires de sexe, moi j'avais mélangé tout ça dans ma tête d'enfant et ajouté autant d'interdit que de transgression. Ainsi, derrière mon côté détective privé, j'avais des élans de voyou au fond. Et puis cette envie de fourrager dans le dessous des choses, d'y mettre mon nez et de pénétrer, c'était très ambigu.

Je faisais ça aussi quand j'étais adolescent, je fouinais dans les placards de ma mère, enfin, pas dans sa chambre à coucher, là où elle rangeait ses pantys et ses dessous (ça, c'était le genre d'interdit que je me posais), mais plutôt dans la salle à manger. Là, il y avait un long buffet en acajou vernis avec dedans du whisky, du Grand Marnier et d'autres liqueurs. C'était pour les dimanches avec l'oncle Paul et la tante Marie-Thérèse. Et dans ce buffet-là, il y avait aussi des tiroirs avec pas mal de papiers et de dossiers. Mais ma mère fermait tout à double tour, la salle à manger, le placard d'acajou (pas du côté des alcools mais des papiers) et elle gardait le trousseau de clés avec elle. Alors imaginer entrer là-dedans, un jour ou bien une nuit, m'excitait beaucoup même si je ne savais pas trop ce que ça cachait tout ça (il y avait peut-être la bulle du Pape, ou de son staff au Vatican, qui avait libéré mon père de sa vocation forcée).

Et donc à la mairie, il n'y a pas eu tous ces mystères ni cette excitation. Non, une fois ma situation évoquée, la secrétaire a sorti l'avis d'imposition d'une armoire métallique (elle n'était même pas fermé à clé). Et je n'ai pas eu besoin d'en rajouter pour la convaincre, genre sur le mode de la plainte ou du pathos. Ça, je le faisais avec ma mère pour l'amadouer sur les questions d'argent. Mais ça ne marchait pas. Et c’était vache alors parce que l'argent je le gagnais quand je travaillais à la plage de Villennes-sur-Seine le week-end. Mais tout l'argent était déposé sur un livret de Caisse d'Épargne et le livret dans le buffet d'acajou. Et donc il fallait que je demande pour en avoir, mais ma mère me disait que ce n'était pas utile ou pas le moment ou que ça enlèverait des intérêts. Même si ça n'a rien à voir, c'est ce genre de lien qui attache, à jamais ou presque, un voyou à un chef de bande.
Mais la dame de la mairie n'était pas du tout comme ma mère. Ça lui a  semblé tout naturel de photocopier le document, recto et verso, et puis de me donner une copie. C'était au nom de la loi, là. Et alors ça évacuait d'un seul coup toutes les questions tordues et les secrets de famille. Et donc, cette année-là, mes parents n'étaient pas imposables.

Ensuite j'ai fait les démarches pour avoir la bourse d'étudiant et, là encore, tout semblait facile. Parce que c'était au nom de la loi toujours. Et c'était un peu fou pour moi de découvrir comment des règles pouvaient dégommer tout d'un coup une part du mystère et de mes fantasmes. Et, comme ça, ma mère ne tenait plus les cordons de la bourse. Peut-être que j'avais choisi des études de sciences éco pour résoudre les énigmes autour de l'argent, mais le droit semblait une voie beaucoup plus directe.

Et B était ravie pour moi, je crois. J'imagine ça d'elle, sans trop savoir, parce qu'il y avait toujours ces histoires de lutte des classes entre nous, cette alliance des contraires entre ouvriers et aristocrates, et alors tout ça brouillait parfois ma perception vis-à-vis d'elle. Je craignais qu'elle ait le projet de me convertir au communisme parce que, mine de rien, même si j'aimais bien lire Marx, je filais un mauvais coton avec cette bourse. Ça devait être un fantasme d'enfant, la peur qu'une femme, enfin que ma mère, me retourne le cerveau et me soumette à jamais.
Alors je n'ai jamais parlé à personne de mon expédition à la mairie ni du résultat. Non, ce n'était pas très valorisant pour moi d'avoir ce genre d'aide. Je gardais le secret et je faisais exactement comme mes parents alors. Grâce à ça, j'ai quand même arrêté de faire le ménage (enfin, chez les gens chics).

J'ai aussi arrêté de laver les vitres à la galerie du père dominicain. J'étais allé à une première soirée avec le frère Gilles et les artistes. Et puis une autre. Mais je n'étais pas trop à l'aise, ça me stressait parce que je n'étais pas du tout artiste. Un peu poète au fond, mais c'était quand j'étais ado et avec les filles.
Et ce stress-là ça me rappelait un court séjour chez mon parrain, quelques années plus tôt. Il habitait à Casablanca avec son épouse qui avait beaucoup de particules dans son nom de jeune fille et qui était très catholique (oui, extrêmement). J'avais tout de suite senti qu'elle me regardait plutôt de travers. Alors je me suis dit qu'elle connaissait l'histoire de mes parents et donc, avec moi, elle avait sous son nez une des formes abouties du péché. Ma seule présence représentait quelque chose de délictueux ou de condamnable. L'atmosphère était trop lourde quand je me retrouvais face à elle alors j'ai repris mon sac à dos et je suis parti en vadrouille, comme un vagabond, sur les routes du Maroc pendant trois semaines. J'avais presque dix-huit ans, je venais d'avoir mon bac et après je partais en Allemagne pour faire mon service militaire parce que je ne savais pas trop ce que j'allais faire après.

Bien sûr, les soirées avec les artistes et le frère Gilles n'avaient vraiment rien à voir avec ça parce qu'ils ne parlaient pas de Dieu ni de péché ni de leur famille; mais je me sentais seul et comme au milieu d'un pays étranger dont je ne parlais pas la langue.
Mais pour moi il y avait quand même un lien entre mon parrain et le frère Gilles. Oui, le parrain c'est un peu un substitut du père en cas de pépin, je crois. Moi je n'avais pas trop de pépin en apparence, mais je cherchais la présence d'un homme. Les psys parlent du "rapproché du père". C'est alors un contact en chair et en os, pas forcément spirituel, avec alors aussi toute l'ambiguïté de cette proximité-là. Oui, ça confronte le petit-d'homme à une attirance vers l'autre qui semble semblable, vers l'autre du même genre. Une attirance des origines, plus ou moins cachée à soi-même au fil du temps.
Et je voyais aussi le frère Gilles en dehors de ces soirées. On parlait beaucoup. Il imaginait que je deviendrais critique d'art mais là je trouvais qu'il faisait comme ma mère quand elle voulait que je devienne ce qu'elle voulait (oui, elle aurait aimé que je devienne aviateur ou général). Et le frère Gilles m'avait offert une sérigraphie d'un jeune artiste. C'était d'un bleu inconnu de moi et intitulé Mézels. Mézels c'était un hameau au bord de la Dordogne où il avait une vieille maison, une résidence d'artistes. Et il m'a invité là-bas pour une semaine.

A suivre

***

FAIS LE BEAU, ATTAQUE ! – Autofiction en écriture

Photo : Du piment créole pour faire de la pâte à piment.