21
OCT 16

Côté passager

Un nouvel épisode de mon autofiction en écriture, "Fais le beau, Attaque !"

Et juste avant, là, quelques mots sur le feuilleton précédent "Ça pique mais c'est bon" :

J'ai récupéré l'avis d'impôt de mes parents sans effraction et j'ai obtenu une bourse d'études sans souci. 
Le père dominicain m'imaginait devenir critique d'art, un peu comme ma mère me voulait pilote de ligne ou général d'armée. Et là, je pars en Dordogne avec lui, dans sa résidence d'artistes.

 

J'ai rejoint le frère Gilles un matin, devant sa galerie d'art, et puis on est parti dans sa voiture vers la Dordogne. La voiture c'était une Renault 5 de la couleur de la rouille, pas rouillée mais un peu orange un peu rouge. Il prenait plutôt les petites routes et il aimait parfois faire un détour, une halte, pour retrouver les traces cachées d'une ancienne voie romaine ou bien, tout au bout d'un sentier, me montrer de très vieilles pierres recouvertes de lichen. Ça faisait comme des hiéroglyphes célestes. Il connaissait bien ces endroits-là, aux lisières du monde, parce que c'était le chemin de Saint-Jacques, parce qu'il l'avait arpenté à pied autrefois.

Dans la voiture, il aimait me parler de la genette et du renard, du loir et de la couleuvre, de toutes les bêtes et des trésors cachés qu'il y avait là-bas, au bout de notre voyage, à Mézels et autour. Il avait écrit toutes ces histoires-là, des "histoires naturelles" il disait, et son ami japonais, Kozo, les avait illustrées comme un livre d'images sur papier velin. Ça s'appelait "Morille et ses paradis" et j'ai retrouvé ça dans un vieux carton à dessin.

Voyager en voiture comme ça, côté passager, c'est comme un condensé de plein de moments oubliés. Et plutôt des instants de mon enfance. Oui, parce que B avait une voiture, la vieille 4L blanche de son frère, mais quand on était ensemble c'est toujours moi qui conduisais parce que cette voiture-là tombait soudain en panne, au beau milieu des carrefours ou dans les virages et c'était risqué alors.

Et quelques années plus tôt, quand je faisais mon service militaire, certes j'avais un chauffeur et donc j'aurais dû rester à ma place, côté passager, et tenir mon rang d'officier ainsi. Mais pendant les manœuvres, j'aimais prendre le volant de la Jeep, mettre le chauffeur à côté et je faisais du rodéo sur les chemins de sable. J'adorais ! Le rodéo et la transgression.
Même si l'armée ça n'a rien à voir avec l'église, peut-être que je cherchais inconsciemment à faire comme mon père qui avait sacrément transgressé un ordre établi. Et puis comme ma mère m'imaginait faire carrière et devenir général, faire le fou ainsi c'était aussi une manière de saboter ça (elle voulait aussi que je sois pilote de ligne mais pas pilote de jeep).

Et c'est peut-être pour ça que, juste après mon service militaire, comme je ne savais pas trop quoi faire dans la vie, j'ai pensé un instant devenir moniteur d'auto-école. J'ai même fait une école spéciale et intensive pour ça. J'étais du côté passager mais avec les doubles commandes – oui, l'embrayage, le frein et l'accélérateur sous mes pieds –, je pouvais piloter un instant, transgresser en toute impunité. J'ai fait deux ou trois jours dans cette école-là et puis j'ai abandonné parce que c'était quand même limité les moments de transgression.

Et donc rester du côté passager c'est une sensation très différente. À peine deux mètres cube d'oxygène partagé. Un huis-clos avec beaucoup le silence du conducteur ou au contraire plein de babillages. Le silence c'était mon père, quand je l'accompagnais dans sa 2 CV fourgonnette à la librairie. Il ne parlait pas mais je pouvais le regarder de tout près et le sentir. Et c'est comme si je l'avais à moi tout seul pendant une journée.

Le babillage c'était ma mère. Oui, elle parlait en continu et selon ce qui se présentait sur la route et les bas-côtés, et puis surtout la maréchaussée des fois, enfin les gendarmes. C'est comme si elle avait toujours très peur d'eux alors qu'elle n'avait rien à se reprocher. Mais comme elle semblait vivre sa rencontre avec mon père, son histoire d'amour sous le signe d'un super péché, peut-être que les forces de l'ordre représentaient une loi qui pouvait la sanctionner à tout moment.
Elle était aussi fascinée par les accidents de la route. Oui, les carambolages et les accrochages, mineurs ou mortels. Peut-être parce que Marco, son demi-frère, était mort très jeune dans un accident de voiture sur une route de corniche. Peut-être qu'elle cherchait à flirter avec ça alors. Et je me souviens d'un matin quand je suis parti avec elle à un concours de beauté. J'avais quatorze ou quinze ans et le concours c'était pour Orphée, le doberman, un chien d'attaque qui avait les oreilles taillées en pointe et la queue coupée à ras pour à la fois gagner des prix et effrayer les gens. Ça dissuadait aussi Odile, mon amoureuse, de franchir le portail de la maison.

Et donc un matin, sur une petite route de forêt – je ne sais plus si ma mère roulait un poil trop vite (oui, parce qu'elle aimait bien la vitesse) –, à l'entrée d'un virage pas trop serré pourtant, zou ! La voiture a soudain glissé, elle s'est envolée une seconde et puis elle a tourneboulé. C'était une Renault 14, un tout nouveau modèle en forme de poire et comme si cette voiture-là était conçue pour bien faire des tonneaux. Elle a atterri dans un fossé au bord de la forêt. Avec le chien, ma mère et moi toujours dedans. Nous on avait la tête en bas et les pieds au ciel. A l'arrière, Orphée était retombé sur ses pattes mais la bête, affolée, cherchait à sortir par une vitre en mille morceaux. Elle n'avait pas son collier étrangleur parce que sinon ça aurait sans doute mal fini.

Et je raconte tout ça au ralenti, là, et comme si de rien n'était, parce c'est ma manière de vivre le pire je crois. Mais j'ai dû avoir très peur, peur de mourir. Il paraît qu'au moment de mourir on revoit toute sa vie défiler et, à propos du collier étrangleur du chien, il paraît que quand je suis né, je me suis enroulé le cordon ombilical autour du cou (ou bien ça s'est enroulé tout seul, on ne sait pas trop ces choses-là). Et même s'il n'y a pas de pointes de fer sur un cordon ombilical ça fait un peu comme un collier étrangleur et on peut mourir d'un truc comme ça. Et là on n'était pas mort mais ça commençait à sentir mauvais, à sentir l'essence dans l'habitacle. Le moteur s'était arrêté. Et ma mère, même si apparemment elle n'avait rien de cassé ni aucune trace de sang, paniquait à côté de moi. Elle avait dû avoir très peur aussi.

Et soudain ça devenait ambigu cette situation parce qu'avec le tourneboulé et le vol plané, son corsage et sa jupe étaient froissés, défaits, et j'avais tout ça sous mon nez. Elle était en sueur aussi. Alors j'ai brouillé mon regard, coupé mon odorat et aussi mon inconscient (côté complexe d'Œdipe, je veux dire), et je lui ai parlé pour lui dire qu'on allait s'en sortir. J'ai aussi coupé le contact et détaché sa ceinture. Elle s'est un peu calmée. Alors je me suis faufilé par la vitre arrière parce que c'était bloqué de mon côté – Orphée avait montré la voie –, et une fois dehors j'ai ouvert sa portière à elle sans trop de soucis. On s'est mis de l'autre côté de la route au cas où ça prendrait feu. Et au bout d'un moment, une voiture est arrivée et ça s'est bien terminé. La R14 avait juste le toit rayé et ma mère l'a fait repeindre.

Le frère Gilles, avec sa R5, ne conduisait pas du tout en mode sportif et on est arrivé sans encombres au bord de la Dordogne.
Certes avec la genette et le renard, le loir et la couleuvre, Mézels ressemblait vraiment à un paradis mais le séjour a pris très vite des allures de guet-apens pour moi. Oui, il y avait un côté monacal et retraite spirituelle. Et moi je cherchais ça sans doute. Oui, l'air de rien, pour faire un peu le chemin que mon père avait fait, genre noviciat ou vœux provisoires.
Mais c'était oppressant comme de la confession à plein temps. J'avais quand même des stratagèmes pour esquiver ça parce que j'avais appris pas mal de ruses au contact de ma mère. Mais il y a eu un moment extrême que je n'ai pas pu éviter. Je l'ai peut-être cherché aussi. Oui, c'était dans la petite chapelle du village. C'était fermé mais le frère Gilles avait les clés. Et il m'a proposé une cérémonie étrange, un truc de sa confrérie dominicaine. Je devais m'allonger au beau milieu de l'église, me prosterner la face contre le sol et les bras en croix. Le souci c'est que par terre c'était de la pierre un peu humide et très glaciale.
C'est un rite d'entrée pour les postulants au noviciat. Le Vicaire général leur demande : « Que demandez-vous ? » et les postulants répondent : « La miséricorde de Dieu et la vôtre ». Le frère Gilles n'était pas du tout Vicaire général et moi pas vraiment novice mais il m'a quand même posé cette question et je ne sais plus trop ce que j'ai répondu.
C'était complètement en contrebande ce rituel-là. Mais après les vœux provisoires, il y a une longue période pour réfléchir et puis faire ses vœux définitifs. Moi, après tout ça, j'étais plutôt pressé de filer à Paris sans plus de vœux, genre obéissance, pauvreté et chasteté. Oui, j'étais pressé de revoir B et de retourner à la fac. Surtout que l'un de mes profs me proposait de rejoindre un cabinet d'études pour un job à temps partiel.

***

A suivre

FAIS LE BEAU, ATTAQUE ! – Autofiction en écriture

Photo : une pub pour la R14 : « Une poire c'est petit devant et ventru derrière. La Renault 14 c'est pareil ! »