"Danser devant le buffet", "Accoucher d'une souris", "Passer sous les fourches caudines"… C'est Anastasia D, la directrice du cabinet d'études, qui sortait ces formules très imagées. Au début, j'ai cru que c'était de la poésie surréaliste ou bien des énigmes, mais ça revenait souvent alors j'ai compris que c'était des expressions populaires. Je ne connaissais pas cette manière de parler. C'était comme une nouvelle langue étrangère bien plus vivante que le latin de messe.
Anastasia D sortait ça à la mairie d'Amiens ou de Villejuif, à la SNCF ou au conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Je l'accompagnais pour m'imprégner des problèmes de mobilité dans les villes et tout autour. Parfois on allait aussi au Parti Communiste parce qu'elle faisait du conseil en communication.
Hugues O, son fils, venait aussi. Il était sociologue, il parlait avec beaucoup de savance et il écrivait plein de rapports sur les gens et leurs stratégies de déplacement, seuls ou tous ensemble. Il noircissait des pages et des pages pour la secrétaire, comme s'il faisait une thèse à chaque fois. Il réfléchissait beaucoup aussi et il fumait tout autant dans son petit bureau qui était comme une chambre à côté de sa mère.
Là, je pensais à une chambre parce que le cabinet d'études était dans un ancien appartement bourgeois et aussi peut-être parce que, quand j'étais enfant, ma chambre était tout à côté de celle de mes parents. Et puis j'étais très curieux de la relation entre ces deux-là. Ainsi, Hugues O aimait partager ses intuitions et ses hypothèses au fil de l'eau avec sa mère, comme si ça l'aidait à penser. Ils semblaient vraiment bien s'entendre, un peu comme un couple.
Et ça aussi c'était plutôt nouveau pour moi. J'avais observé ce genre de relations sans anicroches en apparence dans la famille de B. Oui, B aimait toujours aller voir sa mère le dimanche. Elle avait deux frères et ni eux ni elle ne semblaient en guerre contre leur mère. Il y avait peut-être un lien entre l'absence de conflits en famille et le goût pour le régime communiste. C'était peut-être comme la religion catholique, une manière de juguler ou pasteuriser les pulsions féroces dans le huis-clos familial.
En tous cas, tout ça n'avait rien à voir avec les bagarres entre mon grand frère et ma mère. Oui, ça a toujours été la guerre entre eux deux. La guerre c'est aussi une image, là, mais c'était quand même assez violent. Et c'était pareil avec ma grande sœur et même pire, au point que ces deux-là ne se voyaient plus jamais (de toute façon, je l'ai déjà dit parce que c'était mystérieux, ma sœur ne pouvait plus la voir puisqu'elle était devenue aveugle à son adolescence.)
Et moi aussi, depuis que j'avais quitté la maison familiale, je me bagarrais pas mal et de plus en plus avec ma mère, non pas en face à face mais au téléphone. Je me bagarrais pour comprendre pourquoi c'était toujours la bagarre dans notre famille. Et pourquoi les liens étaient coupés.
Enfin ça, c'est l'histoire que tu te racontais à l'époque comme pour avoir le beau rôle. Oui, toi tu voulais toujours être bien avec tout le monde, avec tous tes frères et avec ta sœur, avec ta mère et avec ton père. Mais tu sentais bien que tu avais aussi tout le contraire au fond de toi. Et, bien des années plus tard, toujours pour essayer de comprendre et puis de juguler tout ça à ta manière, tu iras voir une femme qui écrira un livre sur la psychogénéalogie avec Jodorowsky (l'artiste cinéaste, auteur de BD, écrivain et poète). Leur livre aura un sous-titre qui te fascinera : "La famille, un trésor et un piège". Alors toi, avec ton arbre généalogique dessiné à la va-vite, tu iras voir cette femme-là, ni voyante ni sociologue. Et elle t'expliquera que, noble ou paysan, propriétaire d'un château ou d'un lopin de terre, maître des humains ou des bêtes, c'est un peu la même chose au fond. Oui, il y a la même violence singulière dans ce désir de domination et dans le huis-clos de ces familles-là. Et tout ça faisant bon ménage avec les histoires de sexe plus ou moins déchaîné.
Mais, c'est encore plus tard, au fil de tes voyages sur le divan – quand tu laisseras de côté ces questions d'héritage et d'appartenance –, que tu découvriras que tu aurais beaucoup aimé avoir ta part du gâteau dans les bagarres et la guerre. Avec ta mère bien sûr, mais sans doute aussi avec ton père. Oui, surtout quand il avait donné des coups de martinet à ton grand frère. Parce que vous étiez adolescents et vous aviez commis un larcin mais une voisine vous avait pris la main dans le sac et dénoncé à ta mère. Et, toi, tu étais vraiment complice et tout aussi coupable, mais tu avais été épargné. Ce n'était pas du tout égalitaire. Et pourtant, même si ça faisait sans doute très mal le martinet (tu coupais en cachette quelques lanières pour limiter les dégâts), cela aurait été une manière d'être vraiment en contact avec ton père. Oui, parce que, exceptée cette soirée interminable pour apprendre la fable du Lion et du rat, ce genre de lien entre lui et toi n'était plus jamais arrivé.
Cette manière de retrouver tes souvenirs enfouis ce sera vraiment beaucoup plus tard parce qu'il paraît que cette mémoire-là ne revient que des années et même des décennies plus tard. Brutalement ou tout doucement.
Et là, tu étais dans le cabinet de Anastasia D pour faire des statistiques sur les gens et leurs problèmes de transport.
Et donc à partir des hypothèses de son fils, Anastasia D préparait les questionnaires d'enquête avec Linda, une jeune sociologue qui partageait le petit bureau de Hugues O. Je sentais bien que ça ne se passait pas trop bien entre tous les trois. Peut-être parce que Linda n'était pas de leur famille. Les sondages étaient faits par des étudiants qui étaient payés au questionnaire, comme à la tâche. Je trouvais que ce n'était pas très communiste.
Et, moi, pour faire les statistiques, je n'avais pas besoin de programmer en Cobol ni de passer par des cartes perforées comme à la fac. Non, c'était le tout début des ordinateurs de bureau et Anastasia D avait un logiciel pour faire plein d'analyses dans tous les sens. Ce logiciel-là s'appelait Questions ® et il était installé chez la secrétaire, enfin dans son ordinateur de bureau. Alors, entre deux rapports, le midi ou le soir, je lançais les tests du Khi 2, les calculs de régression linéaire pour repérer les dépendances entre des variables qui n'avaient rien à voir. Tout ça sortait sur l'imprimante sous forme de tableaux et de graphiques avec des nuages de points. C'est B qui m'avait un peu expliqué les analyses multifactorielles qu'elle faisait avec les rats de laboratoire. Et là, elle et moi, on n'était pas du tout rentré dans une boucle comme avec le langage Cobol et les histoires de chèvre et de loup. Non, là, j'aimais beaucoup parce que c'était très visuel et avec des liens plutôt inattendus entre les gens, leurs opinions et leurs stratégies de transport. Et tout ça confirmait plus ou moins les hypothèses de Hugues O.
Plus ou moins parce que, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, cadres ou ouvriers, à gauche ou à droite, les gens n'aimaient pas trop les transports en commun. Non, ils préféraient tirer la couverture à eux, enfin voyager tout seuls dans leur voiture, tant qu'ils pouvaient. Certes il y avait quelques expériences de covoiturage, domicile-travail et puis retour, mais c'était des initiatives très personnelles entre des gens qui se connaissaient bien.
Et moi, ni sociologue ni expert en transport, j'écrivais quelques lignes en dessous des tableaux et des graphiques qui reliaient les apparences et l'envers des choses.
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A suivre
FAIS LE BEAU, ATTAQUE ! – Autofiction en écriture
Et l'épisode précédent : La langue des histoires