04
JAN 17

Sur le fil de la vie quotidienne

Je ne sais plus trop comment ni pourquoi j'en arrive à lui raconter ça mais là je suis en train de lui dire que le matin, sous la douche, j'aime bien prendre le temps de me savonner le dessous et puis le bout de mes pieds, et bien sûr alors ça m'oblige à me contorsionner et me tenir en équilibre – sur un pied et puis sur l'autre –, mais j'aime ça parce que sinon c'est comme si je ne m'étais pas lavé. Enfin seulement à moitié.

– Mais tu sais, elle me dit, quand tu fais ça c'est comme si tu étais encore un bébé parce que c'est plutôt avec les bébés que l'on fait ça, et alors c'est comme la marque de l'infantile encore en toi !

C'est vrai que j'ai beaucoup aimé faire ça à mes enfants mais, là, ça me choque sa manière de voir les choses. Ça m'agace même. Mais c'est peut-être pour ça que je lui raconte tout ça, mine de rien. Pas pour chercher la bagarre qui pointe déjà son nez, là, car ici ou ailleurs j'essaie de ne plus attaquer maintenant. Je lui raconte ça sans doute parce qu'elle prend toujours le contre-pied des choses, comme si les histoires étaient des anagrammes et alors elle les bouscule, elle les retourne d'un seul coup pour tirer le fil d'une autre histoire, découvrir un sens caché.

Et même si parfois je la vois aussi se contorsionner devant le lavabo pour se laver les pieds – par exemple juste après une balade sur le chemin des chèvres quand c'est plein de gadoue –, moi je veux lui dire que de toutes façons l'infantile s'immisce toujours au présent, qu'il imprègne tout le temps notre vie adulte, et que c'est un leurre de vouloir s'en défaire mais elle ne me laisse pas le temps, là. Non, elle aime me raconter à son tour que, sous la douche, elle n'utilise pas un pain de savon mais plutôt de la crème et alors, avec toute l'eau chaude qui coule, ça glisse du haut de son corps vers le long de ses jambes et entre ses cuisses, et par derrière aussi, dans les creux et jusqu'au bout de ses pieds et puis entre les orteils et donc ce n'est pas la peine de faire comme avec les enfants parce que ça lave automatiquement ainsi.

Et j'aime bien quand on se parle comme ça des petites choses de la vie quotidienne et c'est vrai que des fois je l'aperçois sous la douche, derrière le rideau, mais je ne cherche pas trop à savoir comment elle se lave dans les détails parce que ce serait peut-être trop intrusif. Et puis elle ne reste jamais longtemps sous l'eau parce qu'elle vient d'une famille nombreuse et le lavage dans son enfance c'était en batterie, je crois. Pour moi, c'était compliqué l'enfance, enfin le lavage en enfance (comme si, un jour, on allait manquer d'eau).

– Et le meilleur c'est quand même dans le bain, dit-elle en continuant sur son fil. Oui, parce que là ce n'est vraiment pas la peine de se savonner.

Et pendant qu'elle me raconte tout ça, j'essaie de me souvenir si on me papouillait les pieds quand j'étais bébé. Non, je ne me souviens pas du tout parce que c'est beaucoup trop loin ce temps-là. Mais je pense soudain à une scène de la Bible quand Marie-Madeleine lave les pieds de Jésus. Et alors, même si ça n'a rien à voir, je lui raconte ça pour bien lui montrer que ces deux-là n'étaient pas du tout des enfants.

– Oui, et c'est avec ses larmes que cette femme lavait les pieds de Jésus et c'est avec ses cheveux qu'elle les séchait, elle me dit.
Je me demande bien pourquoi elle a besoin d'ajouter ces détails.

(Là, si tu pouvais en savoir plus sur cette histoire entre Marie-Madeleine et Jésus – genre recherche sur Google –, tu découvrirais qu'il y a dans les évangiles apocryphes, c'est-à-dire d'origine cachée, plein d'autres sens. Comme des anagrammes encore. Oui, l'un de ces évangiles raconte que Jésus aimait Marie-Madeleine plus que les disciples et qu'il l'embrassait souvent sur la bouche et qu'il lui disait peut-être des paroles et des secrets que les autres ignoraient. 
L'amour et la connaissance ensemble ainsi. Et ces évangiles non reconnus par l'Eglise ce sont peut-être tous les fantasmes dans l'inconscient des gens.)

Et elle, elle continue sur son fil à elle :
– Il y a aussi des artistes qui ont aimé peindre cette scène-là. Et puis c'est très sexuel les pieds.
Ah ! 
Je ne sais pas si elle a dit sensuel ou sexuel. Et c'est peut-être là qu'elle voulait en venir, je me dis. Mais non, elle ne prend pas de direction particulière quand elle parle, elle laisse venir les idées comme elles viennent. Et quand elle me dit ça, moi, je me rappelle une scène entre mes parents, quand j'étais enfant. C'était le soir, après le dîner, mon père versait de l'eau chaude dans une bassine émaillée, blanche et bleue, et il prenait soin de laver les pieds de ma mère, souvent. Et ils semblaient vraiment aimer ça l'un et l'autre et tous les deux ensemble.

Et c'est peut-être pour ça alors qu'aujourd'hui, moi, j'aime tellement lui prendre ses pieds à elle, les caresser – dessous, dessus et puis entre chaque doigt – et parfois aussi les masser avec de l'huile tiède posée près de la cheminée quand c'est l'hiver et tout au bout du soleil quand c'est l'été. Et alors elle aime beaucoup ça elle aussi à présent alors qu'avant ça la chatouillait. Et elle riait comme une enfant avant.

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