« Le monde n'est pas bien rangé, c'est un foutoir.
Je n'essaie pas de le mettre en ordre. »
Garry Winogrand
Ces mots-là c'est sur l'une des premières pages de BABYLONE, le nouveau roman de Yasmina Reza. Et quand j'ai commencé ce livre-là je ne savais pas trop où ça allait – oui, c'est aussi un peu comme un foutoir au fil des pages. Mais je me suis laissé faire et j'ai beaucoup aimé alors (peut-être parce que j'ai souvent voulu ranger le foutoir du monde, enfin mon foutoir personnel. Mais maintenant je vois bien que c'est pas possible.)
La trame est celle d'un polar autour d'une fête d'anniversaire, au printemps, et puis un drame chez les voisins du dessus (je n'en dis pas plus, là, pour ne pas divulgacher l'intrigue). Et la narratrice en profite alors pour parler de l'amour et de la mort, du couple et de nos exils intimes, de la fulgurance du temps humain, un peu comme les flocons de neige dont on ne sait « si ça va tenir ».
C'est noir mais lumineux, désenchanté mais délicieux.
Et la photo sur la couverture du roman, c'est aussi de Garry Winogrand, un photographe de la ville qui aime se plonger aussi dans le cours des affaires humaines.
Quelques extraits choisis, sans vraiment d'ordre alors.
❝ Il n'est pas mauvais que la promesse soit déçue, c'est dans l'espace de la déception que s'exerce notre gène faustien. Selon Svante Pääbo, un de mes maîtres en biologie, nous ne différons des Néandertaliens que par une infime modification sur un chromosome donné. Une mutation insolite du génome qui aurait permis l'élancement dans l'inconnu, la traversée des mers sans aucune certitude de terre à l'horizon, toute la fièvre humaine d'exploration, de créativité et de destruction. En résumé un gène de la folie. ❞
pages 104-105
❝ La grosse Anicé s’est sentie obligée de prendre le napperon. Elle a dit « en souvenir, allez » avec le geste de la fille qui rend service. Elle aurait pu faire semblant d’être touchée ou d’admirer sa confection, non, elle l’a fourré au fond de son sac comme une chose négligeable. Je m’en veux de le lui avoir donné. Une femme crochète tout au long de sa vie et laisse ses petites étendues de tissu qui ne servent à rien ni à personne. Elle inventait des motifs mais tout le monde s’en fout. Qui s’intéresse à des motifs de crochet ? La mort emporte tout et c’est bien. Il faut faire de la place pour les nouveaux arrivants. Dans notre famille on l’a fait radicalement. Le modèle biblique, untel père d’untel qui a engendré untel, ça n’existe pas chez nous. D’aucun côté. Je n’ai connu aucun de mes grands-parents à part la grand-mère paternelle, veuve de cheminot, une femme qui n’aimait que les mésanges qu’elle gavait sur le bord de ses fenêtres. ❞
page 47
❝ J’ai pris en grippe le mot recueillement. Le principe aussi. C’est devenu la grande mode depuis que le monde fonce vers un indescriptible chaos. Politiques et citoyens (encore un mot génialement creux) passent leur temps à se recueillir. J’aimais mieux avant, quand on apportait la tête de l’ennemi au bout d’un pic. ❞
page 141
❝ C’était un dimanche de la vie comme il y en a, où la chance s’est abattue sur vous. La première fois que j’ai vu Lydie, elle traversait le hall et sortait de l’immeuble au bras de Jean-Lino. En plein après-midi, sur son trente-et-un elle aussi, pomponnée et droite, fière d’elle-même, de la vie, de son petit homme grêlé. Ils venaient d’emménager. Peut-être n’a-t-elle jamais plus franchi la porte de l’immeuble avec ce contentement radieux. On fait tous ça un jour, homme ou femme, on se pavane au bras de quelqu’un comme si on était seul au monde à avoir décroché le gros lot. Il faudrait s’en tenir à ces fulgurances. On ne peut espérer aucune continuité dans l’existence. ❞
page 123
❝ Qu’est-ce qu’elle racontait cette Elisabeth Jauze, née Rainguez, à Puteaux ? Ça s’appelle la grande identité paraît-il dans le langage flic. Tout ce que vous avez soigneusement enterré il faut le ranimer. Tout ce que vous avez biffé, il faut le réécrire avec des caractères propres. Enfance, parents, jeunesse, études, bons ou mauvais chemins. Ils se sont penchés sur ma vie avec un zèle ridicule. C’est l’impression que j’ai. Une application ridicule pour fabriquer une fausse matière. Un petit baluchon de sociologie qu’ils mettront dans le dossier et qui ne dira rien. La justice aura fait son travail. Moi ça m’a renvoyé des images. J’ignorais qu’elles étaient restées quelque part. Le café de Dieppe, la grosse machine endormie, décorée pour la fête, qu’on réveillait dans le brouillard, je ne savais pas que je les portais encore. On ne peut pas comprendre qui sont les gens hors du paysage. Le paysage est capital. La vraie filiation c’est le paysage. Autant la chambre et la pierre que la découpe du ciel. C’est ça que Denner m’avait appris à voir dans les photos dites de rue, comment le paysage éclaire l’homme. Et comment, en retour, il fait partie de lui. Et je peux dire que c’est ça que j’ai toujours aimé chez Jean-Lino, la façon dont il portait le paysage en lui, sans se défendre de rien. ❞
page 192
Yasmina Reza - BABYLONE - Editions Flammarion - Août 2016