16
MAR 17

Je ne veux pas que tu mordes

– Tiens, il y a un magasin Biocoop, là, je te dis.
C'est juste après la conférence psy "L'enfant qui mord, qui tape ou qui casse". Et, là, on va partir en week-end à la campagne.
– Attends-moi un instant alors, j'ajoute. Oui, je vais acheter du pain pour ce soir et puis on file.
Tu me dis oui, à tout de suite, tu aimes m'embrasser un instant et tu commences à consulter Mappy pour éviter les embouteillages. (Avec le mode trafic en temps réel, c'est vraiment bien Mappy parce que toi et moi on a chacun un itinéraire préféré et des intuitions qui ne collent pas. Mais si on laisse le GPS nous guider avec l'envie partagée d'aller au plus vite, ça objective et on n'a plus besoin de se chipouiller.)

Et donc je file vers la Biocoop. Mais, une fois dans la boutique, tout commence à aller de travers. 

Oui, d'abord, ça ressemble à un labyrinthe avec plein de détours et sans aucun raccourci. Et c'est une ambiance un peu étrange où tout ce qui est affiché comme 100% naturel semble plutôt factice.

Une fois, j'étais entré dans un Bio c’ Bon, c'était à Pigalle et très confiné aussi. Moi j'aime beaucoup le bio mais plutôt au marché alors. Oui, là, il y a des maraîchers un peu rasta qui ne font pas de chichis avec des légumes plein de terre, du cerfeuil tubéreux, des betteraves pas cuites et des salades à planter. Quand je faisais du Yoga, ma prof nous donnait des cours de massage aussi, alors j'étais entré dans un Naturalia à la recherche d'huile spéciale pour ça. Ma prof disait qu'il suffisait de prendre de l'huile de sésame en vente au rayon alimentation d'un bon Monoprix mais, moi, je trouvais ça bizarre de masser les mains, les pieds de la femme d'à-côté – oui, parce qu'il n'y avait que des femmes au yoga –, et son dos aussi, avec de l'huile pour faire la salade. Alors je suis entré dans le Naturalia mais je suis ressorti illico. Je trouvais ça cher et j'ai donc acheté de l'huile de sésame. C'était la première fois que j'entrais dans une boutique comme ça. Ça me faisait bizarre parce que, pour moi, le naturel c'est aussi le sauvage et l'imparfait, le désordre et l'insoluble. Et c'est comme si dans ces magasins-là tout ça avait disparu.

Là, dans la Biocoop, je finis par trouver le rayon du pain tout au bout du labyrinthe près des caisses. Le gars qui sert est plutôt jeune mais avec un look Pierre Rabhi. Il a un tablier avec plein de mentions green-friendly et éco-responsable. Je vois bien qu'il m'a vu mais il fait comme s'il ne me voyait pas. Et tout ce qu'il fait prend un temps fou. D'ailleurs je ne comprends pas trop ce qu'il fait parce que le pain est avec le fromage. Enfin, c'est dans le même rayon alors j'imagine qu'il se prépare un sandwich au fromage ou peut-être une raclette.
Et je ne sais pas si c'est l'ambiance 100% bio ou la conférence psy qui me met dans cet état, mais tout d'un coup j'ai très envie de taper ce gars-là. Pas de le mordre ni de casser quelque chose mais le taper.

Je me retiens bien sûr et je préfère me faire remarquer pour avoir un peu de pain. Il me dit oui, attendez, mais il sort de son rayon avec ce qu'il préparait, emballé et pesé. Il va je ne sais où et puis il revient. Il me donne un pain, je file vers la caisse et le gars devant son tapis roulant a aussi le tablier green-friendly.
Il a une femme devant lui qui a deux artichauts et il lui demande c'est quoi ça ? Des artichauts elle répond et il tape le nom dans sa caisse enregistreuse. Mais la dame lui dit qu'il se trompe parce que les artichauts sont en promo aujourd'hui. Alors, pas de souci, il décroche son téléphone et demande à la responsable de venir annuler l'opération. Je crois comprendre qu'elle est à l'étage au-dessus parce qu'il lui dit de descendre.

Là, je pense beaucoup à toi qui m'attends dans la voiture avec sans doute l'itinéraire le plus rapide pour filer vers la campagne. Et alors je commence à m'angoisser. Parce que je sais que pour toi le pain ce n'est pas un souci finalement. Et puis, si on évite les bouchons, on pourrait s'arrêter à Soucy. C'est le village juste avant d'arriver et il y a une boulangerie ouverte jusqu'à 19h00 je crois.

Hier matin, il y avait une autre conférence : "L'enfant qui a peur". Et c'était passionnant parce que la psychanalyste racontait plein d'histoires pour montrer que "l'objet primordial" qui satisfait l'enfant – la mère –, devient aussi objet d'angoisse et que les enfants reproduisent ce qui les a impressionné, cette angoisse-là par exemple, pour tenter de s'en rendre maître. Et c'est peut-être pour ça que je suis rentré dans la Biocoop, pour me mettre dans le pétrin et répéter encore un sale truc, mine de rien.
Penser à tout ça fait baisser un peu mon angoisse. Je regarde le gars de la caisse et j'ai aussi envie de le taper ou de casser quelque chose.

Mais je me rappelle ce que disait l'autre psy sur les enfants qui mordent, qui tapent ou qui cassent. Oui, cette agressivité-là cache toujours une profonde tristesse et même un état dépressif au fond. Moi, à cet instant, je ne me sens pas spécialement triste ni déprimé. Mais peut-être que je me cache bien mon jeu. Et je repense au Bio c’ Bon de Pigalle. C'était un soir, juste après une consultation chez le naturopathe, parce que j'avais souvent très mal au ventre. Il faut arrêter les laitages, le sucre et le gluten, il m'avait dit. Alors j'avais erré comme une âme en peine dans les rayons du Bio c’ Bon à la recherche de pain sans gluten. J'ai imaginé vivre comme ça tout le reste de ma vie et ça m'a beaucoup déprimé. Alors je suis sorti de la boutique sans rien acheter et puis, au fil des semaines, mes maux de ventre se sont apaisés. Et c'est passé à présent. Et c'est peut-être ce passé-là qui revient au présent.

Et, là, la responsable du Biocoop ne descend toujours pas, alors je me dis que je vais laisser le pain bio et puis te rejoindre. J'hésite un instant. Il y a devant moi deux femmes qui n'arrêtent pas de parler, enfin une seule parle et l'autre semble l'écouter. Alors soudain j'ai très envie de taper sur celle qui parle beaucoup pour la calmer un peu. Ça me changerait de mon fantasme de vouloir prendre soin de la femme agitée ou déprimée. Je sais bien que ce fantasme-là me vient des moments quand ma mère se plaignait des enfants. Moi, j'essayais d'être toujours sage mais ça ne changeait rien. Peut-être que si je lui avais fait peur ça l'aurait un peu calmée.
Et il paraît que l'enfant qui mord, qui tape ou qui casse a "un circuit pulsionnel court". Oui, il passe à l'acte parce qu'il ne sait pas y faire avec ses pulsions sadiques. Il s'agit alors de lui poser des limites : "Je ne veux pas que tu mordes" par exemple. Ou bien "je te le demande, ne te mets pas en danger". C'est le psy qui fait ça dans les premières séances, un peu comme un éducateur, et ainsi l'enfant apprend à ajourner, élaborer ou sublimer ses pulsions. Et il passe à "un circuit long".
Et je me souviens de la fois quand, enfant, je me suis battu avec mon frère. C'était avec Philippe, celui qui est arrivé juste après moi. Je l'ai tapé, j'ai cassé ses lunettes et il a saigné du nez. Je ne sais plus du tout pourquoi j'ai fait ça. J'avais sans doute un circuit pulsionnel court.
Penser à tout ça calme un peu mon envie de taper la femme qui parle beaucoup et j'ai soudain une autre idée :

– J'ai juste un pain bio, alors je vous donne l'appoint et je file ?
C'est au gars à la caisse que je dis ça mais la femme qui parle tout le temps réagit au quart de tour :
– Ah oui ! Et moi, j'ai juste du thym, je fais l'appoint et je file !
Alors je me calme un peu. Ces femmes-là étaient aussi à la conférence. Elles sont sans doute des professionnelles de la petite enfance, directrices de crèche ou de jardins d'enfants. Oui, c'était ça le public. Et je pense encore à ma mère qui était assistante maternelle agréée. Je vois bien que je ne pourrais pas négocier avec elle, enfin avec cette femme-là.

La responsable finit par arriver et annuler l'opération en attente, le gars de la caisse passe les deux artichauts de la dame avec le bon code, la professionnelle de la petite enfance passe avec son thym (elle dit que c'est pour se faire une tisane et qu'elle est déjà venue hier), moi je paie le pain bio, je sors. Il y a du soleil, je ne sais pas trop combien de temps tout ça a duré mais, là, je me frotte les yeux parce que je ne vois plus ta voiture.
Peut-être que tu as craqué ou tu veux jouer à cache-cache.

***

L'année dernière, j'avais fait un petit crochet aussi par un magasin Bio : JE VAIS FAIRE UN DETOUR !