"Dis, ça te dirait d'écrire un livre avec moi ?" C'est Eva qui me propose ça, souvent. Moi, quand elle me dit ça, je la regarde par en-dessous, j'essaie de noyer le poisson (c'est fou cette expression-là) et je reste longtemps sur le qui-vive après.
Je fais ça parce que ça me rappelle une vieille histoire avec mon premier livre, "Dans l'intimité du coaching". C'était avec un cheminot, enfin un coach interne à la SNCF, qui m'avait proposé ça aussi. J'avais fini par accepter mais ça avait été très compliqué pour moi d'écrire avec un autre. Tellement douloureux aussi que parfois j'imaginais tuer ce gars-là. Vraiment. J'avais apporté ça en supervision et mis un peu en scène ma pulsion meurtrière parce c'était un groupe gestaltiste. Et le superviseur de l'époque, un peu dépassé je crois, m'avait dit que je mélangeais le réel et mes fantasmes. Ça m'avait un peu calmé mais j'en étais resté là avec ma rage au fond.
C'était il y a presque dix ans. Eva, je n'ai plus du tout envie de la tuer (avec tous mes séjours sur le divan et aussi le travail d'écriture, je suis remonté à la source de ce fantasme-là, je crois) ; elle n'est ni cheminote ni coach, parce qu'elle n'aime pas tout ce qui va sur des rails, mais c'est toujours à vif ces questions d'écriture à deux. Ça doit me renvoyer à quelque chose de profond, de très archaïque peut-être, autour de la rivalité. Et c'est justement l'un des sujets du livre qu'elle a envie d'écrire avec moi. Oui, comment chacun peut mettre de côté ses jeux névrotiques mortifères pour vraiment créer ensemble sur la scène de l'entreprise et sur le fil de l'Eros. Un peu comme on danse ensemble, mais sans que ce soit forcément sexuel. Moi, j'aime beaucoup danser avec elle mais, pour l'écriture, je n'ai pas besoin de ça, je crois. Non, je préfère écrire de mon côté, sur mon blog. Et puis des fois on me passe une commande, pour un ouvrage collectif, genre "Le grand livre" ou "Le livre d'or", du coaching ou de la supervision. Et même si ce n'est pas collectif ce genre d'ouvrage (parce que chacun écrit pour soi et sans confrontation), ça me va bien comme ça, même si c'est sans doute auto-érotique et que ça tourne de plus en plus en rond, surtout avec mes histoires d'enfance et de chiens.
Et là, au début des vacances, je ne sais pas trop pourquoi, Eva m'a écrit quelques mots pour ce livre à deux. On n'est vraiment pas loin tous les deux alors c'est bizarre qu'elle m'écrive un courriel. J'ai pensé un instant à une manigance sournoise pour me convaincre. Mais non c'est plutôt moi qui fais ça.
« L’homme est un animal social. L’homme est une bête de sexe intimement. Comment concilier ces deux penchants ? C’est possible parce que l’activité sexuelle, prédatrice, dominante, la libido personnelle est refoulée dans l’inconscient. Elle surgit dans le corps, via les pulsions, qui ne trouvent pas d’équivalent direct, acceptable socialement. C’est une énergie qui s’investit dans la création osée, dans des réaménagements à partir des pièces reprouvées : l’élan de viol et de meurtre, la voracité d’un seul, cela donne des polars, des toiles de maître faites d’éclats, des engins qui retournent la réalité, des fondations de bien-pensance et de bienfaisance imposées. Les sciences, les techniques, la culture et les arts se nourrissent de gestes insensés. Cela donne des explorations et aujourd’hui des fusions-acquisitions où les hommes différents peuvent être broyés, des prises de marché avec la création de toutes pièces d’une demande et d’une nouvelle vague de consommateurs, même s’ils n’ont pas de quoi payer, cela donne des crédits surgis de rien, des paysages dévidés par des tunnels, du canal de Suez à l’eurotunnel, des IA et des GAFA. L’activité économique et sociale s’accélère quand l’homme est débridé. […] »
Eva avait ajouté les premières pages du projet de livre et j'ai beaucoup aimé lire ces pages-là.
Elle me disait aussi dans son mail que je pouvais me laisser aller comme sur le divan et reprendre des histoires de mon blog si je voulais. Oui, parce que je parle beaucoup de ça, des pulsions et des fantasmes.
Alors j'ai commencé à écrire une première histoire. Et ça commence comme ça :
« Une fois assise sur le bord du fauteuil, forcément, votre jupe – une jupe bleue marine qui pourrait être plissée –, remonte un peu et découvre la rondeur de vos genoux. Alors, en même temps que vous parlez, vous tirez sur le tissu et vous croisez vos jambes. Sans vraiment y penser peut-être. Mais rien n'y fait. Comme un acte manqué à chaque fois. Vous décroisez les jambes et ça vous découvre davantage.
Et moi, devant vous, je ne regarde ni vos genoux ni vos jambes. Non, je vous imagine un instant, lorsque vous étiez en jupe plissée bleue marine dans les écoles maternelles et enfantines. Oui, parce que vous venez ici pour aller de l'avant mais cette envie-là ramène souvent à comme avant.
Il y a bien des années, ce genre de face-à-face en huis-clos avec une femme me troublait autant que je le recherchais. Mais, à l'école des coachs, le prof avait dit : "Mettez-vous plutôt à 45 degrés !" "Oui, quand vous coachez, évitez le face-à-face parce que ça renvoie soit au plus intime soit au duel", il avait expliqué. Je ne connaissais pas encore les jeux de transfert, l'élan plus ou moins conscient pour un baiser ou une gifle en séance, je confondais sexualité infantile et sexualité adulte parce que ça se mélange toujours au fond. Et puis, tout ça n'avait pas cours dans les écoles des coachs. Mais ça m'avait beaucoup intrigué cette façon de voir parce que je sentais bien que, quelques degrés de plus ou de moins, à angle droit ou de travers, cela ne changeait rien aux histoires qui se tramaient en coulisses. […] »
Et c'est devenu une vingtaine de pages et plus, une partie du livre, sur le fil de l'Eros. Et sur ce fil-là et des vacances, j'ai aimé découvrir que je pouvais mettre de côté une "jouissance" toute personnelle. J'ai aussi découvert une forme de conflictualité qui n'est pas sado-maso ni meurtrière. Et c'est ça aussi le thème du livre, être plus au fait de nos élans archaïques et de nos folies douces. Pour l'instant ce livre-là est encore un peu secret. On est en train de relire le manuscrit, là, et puis on l'envoie à un ou deux éditeurs choisis.
À suivre, si vous aimez.