Tu regardes l'écran noir de ton mobile, et tu me dis que c'est bizarre, ça fait un bon moment que tu as envoyé un sms à ta psy mais, là, elle n'a toujours pas répondu. C'est pour confirmer ta séance de rentrée, jeudi prochain.
Si tu l'as écrit ce matin ton texto, moi je me dis que pour l'instant ce n'est pas très inquiétant. Par contre ce qui est bizarre c'est que tu n'as jamais fais ça avec elle pour la rentrée (enfin, je crois). Mais je te laisse parler parce que c'est un sujet sensible ta psy.
– Peut-être qu'elle est morte pendant les vacances, tu lances.
Oulala ! Quelle drôle d'idée tu as là.
– Et, comme ça, mon analyse serait finie !
Ah ! C'est donc pour ça ! Mais tu n'as pas besoin de la tuer pour en finir avec ta psychanalyse. Ça ne changerait rien et le transfert ne serait pas "liquidé".
Moi aussi j'ai imaginé tuer ma psy. C'était avant les vacances avec un couteau à huîtres. Il est tombé devant sa porte avant qu'elle ouvre. Ce n'était pas pour la tuer, enfin pas consciemment. Non, la lame est trop courte et je le ramenais à la campagne ce couteau-là. Les huîtres ça m'évoque la mer. En trois lettres, j'ai précisé à ma psy une fois allongé. Même si je sais bien que dans l'inconscient ça ne compte pas.
Sur cette question de la fin de l'analyse et de l'analyse sans fin, il y a un texte de Freud mais je ne sais pas s'il y a des articles sur la fin par mort naturelle ou meurtre du psy. Alors ça me fait penser à ce coach qui nous avait invité à dîner, toi et moi, il y a longtemps. Il vivait en couple dans un appartement avec terrasse dans une banlieue plus ou moins chic. C'était l'appartement de sa copine, je crois. Elle avait refait toute la déco intérieure parce qu'elle voulait changer de vie et, juste avant l'apéro, lui nous a fait visiter le lieu et même la chambre à coucher.
Les gens font ça souvent, je ne sais pas d'où ça vient mais c'est toujours très intime et intimidant la chambre à coucher. Parce que c'est là où les gens couchent en général. (Ça doit titiller le côté exhibe de celui qui invite et, chez le visiteur, ça réveille cette envie d'autrefois de voir et de savoir ce qui se passait dans la chambre des parents mine de rien. Et c'est peut-être de là que vient aussi notre désir d'apprendre, d'élucubrer des théories, de nous spécialiser dans les relations humaines ou le poisson…).
Et donc à côté du lit de ces deux-là, sur la table de nuit, il y avait la photo noir et blanc d'une femme qui ne rassemblait en rien à la copine du coach. Plutôt la mère de l'un des deux peut-être.
– Qui c'est ? j'ai demandé.
– C'était ma psy à répondu le coach.
J'ai trouvé ça très bizarre. Et puis pendant l'apéro, il nous a raconté qu'il avait fait une longue analyse avec cette femme-là. Oui, plus de vingt ans et avec la même donc. Mais au bout d'un moment sa psy est morte, alors il a arrêté son analyse. Toi et moi on le laissait dérouler son histoire. Il a aimé sortir de la bibliothèque un livre que sa psy avait publié, elle lui avait dédicacé, c'était un peu ésotérique et la photo sur la quatrième de couverture était la même que sur la table de nuit. Il disait qu'il allait souvent sur sa tombe à présent. Là aussi, le transfert n'était visiblement pas liquidé. Et sa copine, à côté de lui sur le sofa, elle ne disait rien, elle mangeait beaucoup de chips et de grignotises et elle n'avait pas l'air très bien. Alors j'ai pris la liberté de la questionner.
– Et toi, tu vis ça comment ?
– …
Elle n'a rien dit.
– Et la photo de la psy morte à côté du lit ? j'ai relancé.
Elle avait des larmes dans les yeux alors je n'ai pas insisté. En même temps, mes questions avaient suffit à troubler l'ordre des choses. Mais l'ordre était déjà troublé avant. Renifler les tabous, mener l'enquête, lever des lièvres, chaque fois que je me trouve dans une soirée un peu intimiste, je ne peux m'empêcher de faire ça. Surtout s'il y a un couple. Je retourne illico en enfance comme si j'étais face à mes parents et que je voulais résoudre l'énigme de leur histoire secrète. Et puis surtout apporter ma part au foutoir. (Je ne faisais pas ça enfant, non j'étais plutôt sage en apparence, mais tout ça me montre combien j'ai dû vouloir semer la zizanie entre eux deux.)
Je ne sais plus trop comment ce dîner de coachs s'est fini mais le gars m'a rappelé dès le lundi matin. J'ai imaginé un instant qu'il voulait peut-être faire une thérapie de couple avec moi, enfin avec sa copine. Non, pas du tout, il était super enragé en fait. Alors je l'ai laissé parler encore un instant de la soirée et puis j'ai raccroché parce que ça tournait en rond.
Toi, tu dis que ma manière de raconter cette histoire-là, même si ça fait sensation, ça polarise, ça déforme. Oui, c'est genre Paris Match, mais c'est toujours beaucoup plus subtile et complexe au fond. Par exemple les liens entre elle et lui, sa relation à son père, etc.
Et si l'histoire de ce coach-là me revient c'est parce que moi aussi je m'étais fourré dans les pattes d'une thérapeute à cette époque-là. Ça n'a pas duré vingt ans mais j'étais bien coincé avec elle comme je l'étais avec ma mère. C'est ça le souci de la thérapie, ça cocoune, ça répète et ça finit par coller. C'est vrai, mais j'ai réussi à m'extirper avant qu'elle ne meurt.
Et, là, tu regardes ton smartphone qui soudain vibre et clignote. C'est ta psy à toi qui, visiblement, n'est pas morte. Non, elle répond à ton texto de ce matin : Oui, à jeudi prochain.
***