C'était le début de la nuit. Les choses prennent toujours d'autres proportions la nuit. Je roulais vers la campagne et, sur les ondes, il y avait Serge Tisseron qui recevait Marie Darrieussecq pour son nouveau roman. Ça m'a tout de suite accroché. L'émission, l'ambiance, le titre, "Matières à penser" (le vendredi soir c'est sur "les hommes et les machines"), le thème du roman. L'auteure racontait qu'il y a quelques années, elle avait été psychothérapeute et qu'elle était intervenue après les attentats du Bataclan mais qu'elle préférait écrire à présent. Oui, parce que sans ça elle serait sans doute dans une maison de repos aujourd'hui. L'héroïne de son roman, Viviane, est aussi thérapeute. Et elle écrit. À la première personne. Au fond d'une forêt.
Il y a autour de Viviane deux autres personnages : le "cliqueur", l'un de ses patients, qui passe ses journées à programmer des robots pour qu'ils fassent des associations entre les mots, les couleurs, les sentiments humains. Et il n'en peut plus, il déprime et c'est pour ça qu'il consulte. Il a surtout besoin de silence. Et toutes les séances sont sur écoute.
Et puis il y a le double de Viviane, Marie, qui est comme sa sœur jumelle, qu'elle appelle "sa moitié", mais qui n'a pas d'odeur et qui dort tout le jour, et toute la nuit, dans un "Centre de repos". Avec plein d'autres moitiés. En fait, ce sont des clones, des réserves d'organes pour des greffes à venir et pour vivre beaucoup plus longtemps ainsi. Ça semble se passer dans un temps futur, une société imaginaire, avec le tout-digital, des drones, et plein de puces sous la peau et dans les têtes, mais ce n'est pas si loin. Il y a aussi un pouvoir totalitaire, hyper-sécurisant, mais ça n'évite pas les attentats et toute la peur, dans les métros, les tramways, partout.
Il paraît que ce genre de fiction s'appelle une dystopie. Une utopie qui vire au cauchemar. Une contre-utopie en quelque sorte. Ainsi les choses prennent toujours d'autres proportions avec l'écriture aussi.
Et j'étais tellement accroché que, dès le lendemain, je l'ai acheté ce roman-là. Et puis je l'ai lu tout doucement parce que c'est écrit très vite. Et dans la langue du divan. Oui, avec ses bégaiements, ses ratés, ses égarements. J'adore. Autour de Viviane, il y a aussi son "contrôleur" pour ses séances de thérapie et puis un chien, mais c'est un chien "usiné".
Extraits :
« Le patient zéro, le cliqueur. Vous voyez ce que c’est, cliqueur, comme métier ? Il s’agit d’enseigner aux robots toutes nos associations mentales, pour qu’ils puissent un jour les faire à notre place. Ça leur permettrait de travailler en empathie, etc. Le cliquer venait me consulter à cause de la répétition infinie de sa tâche. On prévoit que ce sera fini d’ici une cinquantaine d’années. Mais d’ici là, le job consiste à rester assis devant son bloc connecté et à associer d’un clic des mots et des images, ou des mots et des sons, ou des sons et des images, ou des couleurs à des émotions, ce genre de choses. […] On fait à l’infini ce que sait faire l’esprit humain mais devant quoi patauge un robot. Et qui est quand même très difficile à formaliser. La seule solution c’est de multiplier les liens, clic clic clic, jusqu'a fournir aux robots tout ce à quoi on a pu penser jusque-là, tout ce qu’on a pu sentir, tout ce que l’humanité a pu vivre.
Bleu = ciel = vague à l’âme = musique = contusion = sang bleu = noblesse = décapitation. » page 17
« Au début, jeune psy, je paniquais souvent alors je prenais des notes. Des fiches. Le nom du grand-père et de la grand-mère, paternels et maternels, les lieux de naissance, etc. La mère, le père. Je vérifiais l'état civil, je lisais les CV sur mon bloc. Mon vieux contrôleur rigolait. Il avait raison : ça ne sert à rien. Tout est dans l'atmosphère. Le patient ou la patiente débarque, et tout vous revient. Tout. Par sa seule présence – ses gestes, son odeur, sa façon de s'asseoir, de regarder tout de suite par la fenêtre ou de soupirer en fermant les yeux. » page 31
« Il y a ce conte africain, une tortue qui vole avec les oiseaux, elle a l'outrecuidance de voler, et je ne sais pourquoi le charme se rompt, elle tombe du haut du ciel et elle s'écrase au sol. C'est depuis ce jour que la carapace des tortues est pareille à un puzzle de morceaux recollés. » page 77
« Mon chien était mort mais un autre chien venait. Un chien errant. Il y en a. Ils forment même des meutes à la sortie des villes. Je n'en avais jamais rencontré du côté du Centre mais je pense que là-bas ils les terminent en masse. C'était un de ces chiens jaunes au poil collé qui sont le fruit d'une longue série de croisements entre chiens de toutes espèces. Des mélanges très solides, inoxydables. » page 144
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Serge Tisseron s'entretient avec l'écrivaine Marie Darieussecq sur France Culture : S’attacher à son clone, est-ce normal docteur ?
Notre vie dans les forêts - Marie Darrieussecq - Editions P.O.L - Août 2017