Il accompagnait cette femme-là depuis un moment déjà et puis, un beau matin, juste avant la séance elle a trébuché dans l'escalier. « Rien de grave, mais ça aurait pu être beaucoup plus grave. », elle lui a écrit par texto. Et alors elle n'est pas venue. La séance d'après, elle a eu une rage de dents, toute la nuit. Et donc elle n'est pas venue non plus. « Je reviendrai dès que les choses rentreront dans l'ordre. » elle lui a écrit. Oui, les gens font ça des fois, ils imaginent que les choses vont rentrer dans l'ordre et donc ils attendent.
« Au train où vont les choses, n'attendez pas » il lui avait répondu. C'était un mot d'esprit et ça n'arrangeait rien. Il faut dire que ce n'était pas un coaching, genre pour résoudre ses problèmes ou atteindre un objectif, et tout ça avec une durée limitée. Non, elle venait tous les quinze jours, une heure, mais c'est vrai que c'était un peu bâtard : il ne posait pas vraiment de fil de séances, régulier, engagé. Pourtant, lui, il était vraiment engagé.
Il faut dire aussi qu'à cette époque, il était plongé dans la lecture de Babylone, un roman de Yasmina Reza, avec cette phrase sur la première page : « Le monde n'est pas bien rangé, c'est un foutoir. Je n'essaie pas de le mettre en ordre. » C'est l'histoire d'un homicide plus ou moins volontaire à l'étage du dessus et alors il faut organiser la disparition du corps, entre voisin et voisine.
Tout ça c'était l'hiver dernier et finalement la femme à la rage de dents n'est jamais revenue. Et depuis quelques semaines, il ne sait pas trop pourquoi, peut-être parce que l'hiver revient, il pense beaucoup à cette histoire et il se dit qu'il faut en finir. Mais d'abord essayer d'y voir clair peut-être. Il demande à Google des nouvelles de la femme. Visiblement elle va bien. Comme si les choses étaient rentrées dans l'ordre. Il lui écrit un texto sur un mode plutôt léger pour lui proposer de venir élaborer sur ses difficultés à l'approche des séances de l'hiver dernier. Pas de réponse. Il laisse passer encore quelques semaines et puis, n'y tenant plus, il lui envoie la facture pour l'une des séances annulées (une seule séance, pas deux, et il voit bien alors qu'il bricole encore avec elle.) Toujours pas de réponse. Et maintenant il se retrouve avec une facture impayée, c'est clair. Son expert-comptable lui dit qu'il peut "abandonner la créance". Ça le laisse longtemps songeur cette formule-là, abandonner la créance. Oui, il pourrait faire ça sans lettre recommandé ni procédure.
On dirait qu'il voudrait résoudre une énigme psychique avec de la comptabilité. Mais c'est plus intéressant d'analyser toutes ses réactions inconscientes à propos de cette femme. Oui, même si c'est dans l'après-coup. Il a déjà passé plusieurs séances à parler d'elle, de son silence. Il a bien vu que tout ça était insupportable pour lui comme si ce silence-là en contenait mille autres. Alors il la met à une place qui n'a rien à voir avec elle. Maintenant qu'il voit ça, il arrête de s'agiter, de s'enrager, de chercher des raccourcis, de vouloir faire parler l'autre ou la faire payer.
Et, avec tout ce qu'elle racontait de son histoire à elle, c'est vrai qu'il retrouve aujourd'hui plein d'indices qui lui montrent qu'un beau jour ça pouvait se passer comme ça. Oui, elle était en train d'organiser sa disparition.
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