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AVR 18

Aux cow-boys et aux indiens

J'avais ma colonne vertébrale coupée en plein milieu. Je ne sais plus comment j'en étais arrivé là mais il me manquait cinq ou six vertèbres. J'étais allongé, allongé sur un divan, comme ici, et donc ça pouvait un peu tenir par les côtés, par ma cage thoracique. Mais je ne pense pas qu'on puisse vivre longtemps comme ça, sans moelle épinière.
Ça c'est un morceau du rêve que j'ai fait ce week-end et que j'avais besoin de raconter sur le divan. Le rêve continuait, parce que maintenant mes rêves sont en plusieurs épisodes, comme des feuilletons. J'avais donc prévenu ma psy et c'est peut-être pour ça qu'elle m'a coupé un instant, pour pointer un détail : « Cinq ou six », elle a dit, avec ou sans point d'interrogation. Difficile de savoir avec elle. De toutes façons, j'essaie de me défaire de ce qu'elle appelle mes « perceptions ». Oui, tout ce à quoi je m'accroche et qui est à l'extérieur de moi. Comme pour m'adapter à l'autre et m'éviter alors.

Bref. Sur le moment, je n'ai pas compris pourquoi elle s'accrochait à ça, elle. Au nombre de vertèbres qui me manquaient. Et puis, dans mon rêve, c'était approximatif.
Alors j'ai fait un détour par une série policière, genre « Les experts à Miami » ou « Cold case ». Je voulais dire que chaque vertèbre est identifiée par une lettre – les cervicales, les thoraciques, etc –, et par un chiffre : C1, C2… T1, T2… Et c'est comme ça que, dans les scènes de crime ou les autopsies, les experts étiquettent les os ou les vertèbres. Moi, je ne savais plus lesquelles me manquaient, les thoraciques je crois. Mais ma psy ne m'a pas trop laissé divaguer. 
« Cinq ou six, moi, ça me fait penser à votre famille », elle a ajouté.

Ah ! Je n'avais pas vu ça comme ça. C'est vrai qu'on est cinq dans ma fratrie. Et six, si j'ajoute ma mère et que je continue dans la confusion des places et des générations. Mais ce soir-là je n'avais pas envie de suivre cette piste. Non, pas du tout.

Et c'est peut-être pour ça que soudain je me suis souvenu d'un jeu de mon enfance que j'avais absolument oublié : les osselets. Ça a un peu la forme d'une vertèbre même si, à l'origine, ça vient des pattes de mouton. Dans mon enfance, les pièces étaient en métal. Et là, sur le divan, je me voyais tout d'un coup dans la cour de l'école jouer avec mes copains, faire des retournettes, des balayettes ou des omelettes. C'était des figures du jeu. Ma psy derrière moi ne disait plus rien, moi je voulais rester encore un peu dans ce souvenir-là. Mais je sentais bien que c'était une diversion, une défense, pour ne pas revenir dans ma famille et ma fratrie. Mais je me suis souvenu qu'il y avait aussi cinq pièces dans le jeu. Et un osselet rouge. Cette pièce-là s'appelle le daron. C'est de l'argot, ça veut dire le père. C'est fou, j'avais beau chasser du divan mes histoires de famille et ça revenait autrement.

Et c'est ça aussi la mécanique des rêves, avec la censure une image en chasse une autre, les défenses suscitent un nouvel épisode mais c'est toujours la même histoire qui pulse au fond. Comme une énigme du désir.

Alors je suis revenu dans mon rêve du week-end. L'autre épisode se déroulait dans un immense parc. Le parc de la mairie de Médan. Pas loin de ma maison d'enfance donc. Il y avait pleins de chevreuils et de faisans. Et aussi des paons et des renards. Dans le rêve, pas à la mairie. J'ai buté sur le mot paon parce qu'une chose c'est de l'écrire ce mot-là et une autre c'est de le dire et l'entendre : Pan ! Comme les enfants quand ils jouent aux cow-boys et aux indiens et font semblant de s'entretuer. Pan ! j'ai répété. Enfin, Paon ! Je ne voulais pas que ma psy imagine que je voulais encore la tuer, là. Ou bien jouer avec elle peut-être. Elle ne disait rien. ALors je me suis souvenu que ma mère avait aussi un paon.
Et chaque soir, au coucher du soleil, il montait au sommet de l'arbre le plus haut de son jardin et il criait « Léo ! Léo ! » 

Elle avait aussi un perroquet qui, au fil de la journée, lançait tantôt le prénom de mon père, tantôt celui de ma mère. Comme si cet oiseau-là avait repéré l'une des formes du « commerce amoureux » de mes parents. Ce commerce qui est une des sources des « fantaisies originaires » du petit enfant. C'est Freud qui parle de ça et c'est plus glamour que la « scène primitive ».

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