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AVR 18

Un peu comme dans un rêve

Des fois, je suis préoccupé. Alors, tout d'un coup, il paraît que je change de tête. Oui, je rumine, j'essaie de résoudre une énigme qui soudain prend beaucoup d'importance pour moi. Et toi, à ce moment-là, tu ne peux imaginer ce que je pense, et je vois bien que ça t'inquiète ou te déroute. Alors tu changes aussi de tête. C'est vrai que tu ne t'enfermes jamais dans ton monde. Non, tu me parles en continu de ce qui te préoccupe. Et aussi de ce que tu aimes.
Et, là, tu commences à t'énerver, tu me dis que c'est comme si j'avais des « personnalités multiples ». Des fois, tu poses un diagnostic psychopathologique sévère comme ça, mais il est très controversé ce trouble. 

Et ce qui m'inquiète, en ce moment, c'est juste la tondeuse autoportée dont la batterie ne se charge plus et puis surtout Moïse qui vient de s'échapper de son enclos et risque de se faire attraper par les rapaces qui rodent autour d'ici parfois. Moïse c'est le lapin qu'on a ajouté dans le poulailler. Il y a aussi Bleuet, sa copine, qui le suit et qui gambade avec les poules. Et donc je me demande comment rendre leur enclos plus sûr si on n'est pas là. Toi, tu dis que je ne peux pas tout contrôler mais, là, ce n'est pas la question, tu ne te laisses pas embarquer dans mes détours. Non, parce que c'est difficile pour toi, tu me dis, de me voir changer de tête comme ça tout d'un coup, c'est peut-être pour te faire vivre des trucs que j'ai déjà vécus autrefois pour voir ce que ça te fait mine de rien.

Je n'avais pas vu ça comme ça, comme un retournement plus ou moins inconscient, mais je ne vois pas qui aurait pu me faire ça autrefois, alors ça en rajoute à mes préoccupations, comme une nouvelle énigme dans ma tête.
Et ça me fait penser à SPLIT, un thriller avec un psychopathe qui souffre d'un trouble dissociatif de l'identité (TDI). Il s'appelle Kevin et il est en analyse avec une psy qui fait des recherches et des conférences sur ce trouble-là. Kevin est un peu son objet d'études.
On l'avait vu ensemble ce film, alors je t'en parle un instant pour essayer de te calmer, te faire prendre la mesure de ton diagnostic aussi, mais tu dis qu'avec lui, au moins, c'était plus créatif ! C'est vrai, sa psy l'encourageait à vivre chacune de ses personnalités – elle en avait repéré vingt-trois, certaines néfastes et d'autres pacifiques. Je me souviens qu'à la fin [ Attention spoiler ], il tue quand même deux belles adolescentes qu'il avait enfermées dans le sous-sol de sa maison. Il tue aussi sa psy. Oui, il l'enlace un instant dans la cuisine mais il finit par l'étouffer. C'est « la bête » tapie au fond de lui, imprévisible, qui prend le pas sur les autres personnalités. Comme si la cure avait finalement libéré tout le refoulé.

Et puis, je t'ai enlacée un long instant, dans la cuisine aussi, et pendant cet instant-là tout s'est enfin apaisé dans ma tête. Oui, toutes mes énigmes du moment ont disparu. C'est l'effet du peau à peau, je crois. Et ton odeur aussi. Avec le silence de l'instant. Et mes yeux fermés et plus du tout de regard. Tu t'es calmée aussi.

Après ça, j'ai quand même cherché du grillage à mailles fines au fond de l'atelier, du fil de fer et une pince. Et puis, patiemment, j'ai recousu l'enclos de Moïse et Bleuet. Quand je m'accroche à un truc comme ça, obstinément, par exemple cette histoire de bête qui s'échappe de son enclos, je me dis que c'est un peu comme dans un rêve, ça a un autre sens au fond, un sens caché. Peut-être que je suis comme le lapin, je veux m'échapper de mon monde mais avec aussi la crainte d'être attrapé, mis en pièce et dévoré. Et donc, en même temps, j'ai repensé à ton histoire de personnalités multiples, sans craindre l'agression ni ton intrusion dans mon monde. Et, de fil en aiguille, mais sans vraiment chercher, j'ai retrouvé des indices. C'est vrai, j'avais déjà vécu ça aussi, il y a longtemps et dans l'autre sens. Sans doute comme ce que tu vis avec moi, comme tu dis. C'était le temps de l'enfance, c'était la manière d'être de l'autre qui, d'un coup, pouvait changer du tout au tout. Avec des états très différents : le rire ou la colère, l'inquiétude ou la tristesse. C'était des états d'âme plutôt que des personnalités, je crois. Et c'est peut-être pour ça que je suis dans « la perception », comme dit ma psy ; la perception des autres plutôt que dans mes sensations à moi. Bref. Face à ça, j'étais toujours aux aguets, j'essayais de deviner ces différents états et tous les changements mais ça restait absolument imprévisible.

Et là, maintenant je vois bien que je me suis identifié à cette manière d'être ou de faire et qu'il y a peut-être aussi « une bête » au fond de moi. Encore refoulée. On verra sur le divan.

Et pour la tondeuse autoportée, j'ai tout simplement pris la batterie de la Simca.


***

En photo : Moïse. On l'a baptisé comme ça ce lapin parce que l'autre jour j'avais un cours à la fac sur la contribution de la psychanalyse à l’anthropologie. C'était avec un jeune psy, Kevin Poezevara, qui articule le social et le pulsionnel, la culture et la nature, au fil des œuvres de Freud : "Malaises dans la civilisation", "Totem et Tabous", "L'homme Moïse et la religion monothéiste". Et dans "L'homme Moïse", son dernier ouvrage (1939), Freud expose une théorie nouvelle sur les origines de la religion juive.